Le théâtre, lieu des apparitions. Les comédiens y font revivre des personnages de jadis. Et les fantômes, comme dans Hamlet, viennent rendre visite aux vivants. Ils s'exhument du royaume des morts, ou simplement nous reviennent du passé.
C'était un grand amour passé. Celui dont on ne se remet pas, ou même jamais. Un absolu auquel il faut renoncer le plus souvent, pour ensuite bricoler avec le relatif, l'arrangement, l'à peu près de l'existence, en s'offrant les plaisirs compensatoires qui escortent cet abandon. Mais le désir, le mythe de l'amour total restent puissants, et la tentation de repartir à zéro, de se lancer une fois encore dans la folle aventure est impérissable... Dans Le nouvel homme (qui joue au Théâtre de la Bastille jusqu'au 29 septembre), Natali, actrice, Peter, écrivain, qui se sont tant aimés puis séparés il y a vingt ans de cela, se retrouvent par hasard dans un hall de l'aéroport de Rome... Elle s'est mariée, a des enfants, vit en Italie et s'est même ralliée à la cause - séparatiste et droitière - de la Ligue du Nord. Mais lui est resté l'écrivain de gauche qu'elle a connu, avec toutes ces années en plus qui ont creusé les plis de son visage. Voilà les personnages réels, pris dans le temps. Mais à eux se superposent, lovés dans les recoins de la mémoire, les éternels fantômes du passé. Les personnages réels ont évolué séparément et n'ont plus grand chose à faire ensemble, mais les fantômes du passé n'aspirent qu'à s'étreindre, pathétiquement. Le mari de Natali n'est pas loin, il attend et observe poliment, mais il veut récupérer son épouse... La compagnie belge De Hoe a créé ce spectacle, avec l'intention de jouer/déjouer cette histoire d'amour et de retrouvailles impossibles. Natali Broods et Peter Van den Eede défont les conventions théâtrales, jouent la distanciation jusqu'à susciter un trouble, qui se résorbe aisément dans le rire pour le spectateur, d'autant plus que l'humour et l'accent belges creusent un réjouissant décalage. « Dans tout ce que nous créons, cette tension entre le personnage et l'interprète est présente. Jouer au théâtre consiste aussi en grande partie à ne pas jouer. Nous existons en nous exposant, ce qui est uniquement possible par le biais d'un personnage », confie un membre du collectif. L'intrigue romantique et la mélancolie qui s'en dégagent, déconstruites par le jeu particulier des comédiens (adresses directes au public et effets de langage), ne résonnent plus du tout d'une façon habituelle. L'inachèvement et le désordre apparents du spectacle n'expriment-ils pas, à leur manière, la confusion des personnages surpris par ce passé devenu soudain présent ? Ou par ce présent en voie d'être dépassé ?... Les fantômes ont plus de vérité finalement que la réalité des vivants. Et De Hoe s'amuse finement de ce paradoxe.
Le passé, dont le spectacle C'était un samedi de Dimitris Hadzis et Irène Bonnaud (jusqu'au 30 septembre au Théâtre du Soleil) convoque les fantômes, est autrement tragique, effroyable, douloureux. Il s'agit de l'extermination de la communauté juive grecque en 1944 par les nazis. « C'était un samedi, c'était shabbat, le 25 mars 1944, à Ioannina. C'était aussi la fête nationale grecque » mais, le même jour, la Wehrmacht déporta à Auschwitz-Birkenau cette communauté juive... Avant de se dissiper en fumées noires, les fantômes en question s'agitent, colorés, dans les souvenirs de l'écrivain grec Dimitris Hadzis, dont la tendresse des évocations n'est pas sans faire penser à des nouvelles d'I.B. Singer. C'était une communauté vivante, pittoresque, chaleureuse avec ses joies simples et ses traditions. En dépit d'une vie humble, de la misère et des calomnies antisémites dont elle était déjà victime avant la Shoah, cette communauté juive « romaniote » s'accrochait à la terre grecque comme la mousse sur la pierre des murets. En conteuse éloquente, seule sur la scène, la jeune actrice et chanteuse Fotini Banou anime cette évocation (le spectacle est en grec surtitré), entourée par onze figurines (oeuvres de la sculptrice Clio Makris) à qui tour à tour elle donne, par son jeu, une présence plus expressive. Les figurines deviennent ici les avatars de ces fantômes du passé... À ces récits, quelques magnifiques chants traditionnels ajoutent une émotion voyageuse.
Mais voici que soudain un film projeté sur le plateau à l'horizontale fait comprendre aux spectateurs qu'Hitler a pris le pouvoir en Allemagne, et que l'anéantissement des Juifs d'Europe n'est plus qu'une affaire d'années. Tout en ne cédant en rien sur l'historique, rigoureux et précis, la mise en scène d'Irène Bonnaud parvient à poétiser un récit éprouvant. Et dans le spectacle, il faut bien cette précision et cette rigueur - comme celle d'ailleurs de l'historien Raul Hilberg qui, il y a un demi-siècle déjà, avait admirablement documenté le processus d'extermination systématique des Juifs d'Europe par les nazis - parce que notre époque a hélas inventé le concept fumeux et menaçant de « post-vérité », à l'abri duquel le négationnisme (ou, dans un tout autre domaine, le climato-scepticisme) peut raconter n'importe quoi. Or c'est un sacrilège pour ces millions de Juifs morts que d'éluder ou travestir l'effroyable vérité ! Il était juste aussi, comme le fait C'était un samedi, de rappeler le scandale Kurt Waldheim ou la révolte du Sonderkommando le 7 octobre 1944.
Tant qu'on ne leur a pas rendu justice, la légende raconte que les fantômes du passé reviennent continuellement...
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