Dépassons l'anti-art, Christian Dotremont, édition et préface de Stéphane Massonet, L'Atelier contemporain, 944 p., 25 euro.
Christian Dotremont (né en 1922 à Tervuren en Belgique, décédé en 1979) a eu un père, Stanislas d'Otremont, qui a écrit de la poésie et s'est occupé de différentes revues littéraires, à commencer par La Revue latine). Il a pu ainsi se forger une culture solide dès ses plus jeunes années. Il a découvert le goût du dessin quand il se trouvait à l'Académie de Louvain. Nous le connaissons surtout pour ses oeuvres graphiques, qu'il a baptisé logogrammes. Mais il a produit aussi de nombreux écrits, des poèmes, des fictions et d'innombrables essais, surtout sur la peinture de ses contemporains. Sa première grande découverte a été en 1940 la revue dirigée par René Magritte et Raoul Ubac, L'Invention collective. A cette époque, il écrit déjà des poèmes.
Il est parvenu à en publier quelques uns d'entre eux dans des revues telles que La Main à Plume. Il se rend à Paris en 1941. Il y fait la connaissance de Paul Eluard. Ce dernier le guide dans le monde littéraire et artistique et il rencontre Jean Cocteau. C'est pour lui une période de découvertes importantes. Il a écrit alors La Reine des murs et Nouée comme une cravate. Deux ans plus tard, il rentre à Bruxelles et y fonde une maison d'édition, Les Editions du serpent où il publie un ouvrage en trois volumes, L'Homme à naître. C'est pendant cette période qu'il écrit plusieurs essais sur le langage. La guerre terminée, il crée avec Jean Seeger la revue Les Deux soeurs (qui n'a que trois numéros).
Cet énorme recueil débute par un long texte paru en 1948 intitulé La Porte va enfin s'ouvrir tout à fait. C'est une histoire du surréalisme entre la France et la Belgique, depuis l'occupation allemande jusqu'à l'immédiate après guerre, qui a été écrit à plusieurs mains et paru lorsque à plusieurs mains quand naît me groupe COBRA. Ces réflexions sont très détaillées et riche de détails méconnus et qui sont sont des mines d'informations, et aussi avec l'apparition de figures notables telles que Picasso, Dalì, Giacometti, d'autres encore. Et l'on croise aussi Giacometti, Eluard et bien d'autres encore, C'est un document remarquable pour comprendre ce que les surréalistes ont pu faire pendant ces années sombres. Il y est aussi question des débats politiques ainsi que la position adoptée par André Breton, qui est alors très controversée. Suit une série de petits textes sur certains points du surréalisme la question de l'oeil, l'objet, l'image, etc. Ce sont là des observations très pertinentes qui montrent à quel point Dotremont a tenté de se faire une idée très personnelle des idées majeures de ce mouvement en cherchant à en faire ressortir les aspects les plus pertinents. Il est de ceux qui pensent qu'il peut encore se renouveler et amener à une transformation profonde des oeuvres d'art. Sa curiosité se double d'une grande faculté à saisir les versants les plus intéressants du surréalisme alors qu'il se trouve en difficulté.
Il a aussi composé un petit essai sur Paul Eluard et sur Jean Cocteau avant de se pencher sur la poésie de Paul Claudel, poésie de Paul Valéry. On y note les toiles à examiner avec soin pour un esprit capable de faire surgir l'essence d'une recherche et aussi d'en souligner les failles. Il a fait également une approche surprenante et belle d'Edgar Allan Poe. Toutes ces étude remarquables sur Raymond Roussel et a su aussi fournir. Ces essais sont de magnifiques excursions dans divers sphères poétiques. On remarque, au fil du temps, que le surréalisme qu'il analyse avec une telle passion s'éloignent sans cesse plus de ce qu'il a été depuis ses débuts pour devenir une de matière très personnelle.
Il lui arrive de passer l'étude de sujets plus vastes, d'introduire la littérature de Paul Claudel, ou encore de revenir sur les traits distinctifs de la peinture de René Magritte, ou sur la poésie de Lautréamont ou encore sur Pablo Picasso et également sur Labisse (il lui a consacré de très longues pages). L'actualité jouxte des vues plongeantes sur des oeuvres. Il a cherché, au sortir de la guerre, à comprendre de quelle façon on pouvait appréhender le monde et en donner une représentation. Il n'a pas encore édifié une doctrine intérieure ,mais il est parti tout comme Ulysse en quête d'un territoire qui soit sien. En sorte qu'il a tenu une sorte de journal de ces années qui n'ont été qu'une parenthèse entre la guerre dans toute son horreur et la guerre froide, et aussi d'une forme de guerre hypothétique , la guerre froide. Et puis, il décrit les métamorphoses profonde des cheminements esthétiques qui se sont faits jour.
Il fait alors le point sur la question du surréalisme révolutionnaire dans un essai très fouillé. Si le champ de ses intérêts s'élargit considérablement s'il écrit de plus en plus des petites pièces de fiction, Dotremont ne tourne pas encore la page du surréalisme. Il a continué à écrire sur des écrivains et des artistes, de Charles Baudelaire à Picasso, en passant par Paul Nougé et René Magritte. A partir de 1948, il s'es tourné vers le roupe Cobra dont il s'est senti proches. Il s'est employé à relater en détail la naissance de ce nouveau groupe et d'en expliquer les motivations. Il a encore une fois voulu se faire l'historien d'un mouvement contemporain.De plus en plus, il a décidé d'être le chroniqueur scrupuleux des formes nouvelles et sur Constant, ainsi que sur d'autres peintres travaillant dans un esprit proche. Il a rendu compte des expositions ou des rencontres des membres de Cobra. Il a aussi traité d'autres choses et est revenu sur la question du surréalisme. Il a défendu avec ferveur l'art expérimental. En dehors de quelques poésies, il ne s'est jamais présenté comme un peintre. C'est là un des paradoxes de son comportement où il se sent très proche de la démarche des fondateurs de Cobra. Et il a exprimé son intérêt pour la culture du Danemark.
Par la suite, il a écrit sur des peintres très divers Max Ernst, Pol Bury Maurice Vlaminck, Oscar Dominguez,etc. et il a continué à commenter les faits et gestes de ses amis de Cobra. Cette collection d'essais et d'articles est un formidable document sur le début de la seconde moitié du XXe siècle. Christian Dotremont avait un talent d'historien et, en même temps, une très belle plume. Ce fut une idée admirable de rassembler l'essentiel de sa prose.
Le suicide de Lucrèce, Eros et politique à la Renaissance, Henri de Riedmatten, Actes Sud, 304p., 32 euro
Lucretia, épouse de Tarquin Collatin, est violée au terme d'un-banquet par le fils du roi Tarquin le Superbe, par son fils, Sextus Tarquin. Elle se suicide après cet acte de violence commis en 509 avant notre ère. Tite Live évoque ce drame dans son Histoire de Rome et Denys Halicarnasse, dans ses Antiquités romaines, en fait lui aussi état. Ovide donne sa version dans Les Fastes. Le problème est que tous ces textes ont été écrits très longtemps après les faits. Ce viol dans les hautes sphères du pouvoir a joué un rôle important dans la chute de la monarchie : Lucius Junius Brutus, les membres de la famille de la malheureuse et d'autres conjurés ont marché sur Rome et d'autres conjurés chassent Tarquin le Magnifique, le condamnant à l'exil, et la république est instaurée. Son fils est assassiné peu après, étant l'auteur de nombreux méfaits. Saint Augustin, dans la première partie de La Cité de Dieu, s'est intéressé de près à cette histoire et en a fait une analyse critique. Il condamne le suicide, comme l'avaient fait la plupart des penseurs païens, tel Cicéron.
L'auteur n'a pas souhaité faire une étude exhaustive de la représentation de cette tragédie qui a eu un tel poids dans la naissance de la république romaine, mais plutôt de choisir quelques exemples remarquables dans l'art en Italie et en Allemagne au XVe et au XVIe siècle.
Ces exemples permettent de comprendre de quelle façon cet épisode crucial l'histoire romaine a été interprétée par ces artistes et par leurs commanditaires, et aussi de prendre la mesure de l'interprétation politique et religieuse qui en a été faite à l'époque. Il s'attache en premier lieu à commenter la valeur politique du geste de Lucrèce. Il commence par rappeler que la figure de Lucrèce apparaît dans Les Femmes illustres de Boccace (1361-1362) et puis dans Le Livre de la cité des Dames Christine de Pisan en 1405. Elle est également présente dans l'oeuvre de Dante et dans celle de Pétrarque. Les artistes s'inspirent alors de ces écrits sur cette femme qui aurait joué un rôle fondamental dans l'histoire antique. Le Maître de Charles III de Durazzo a été l'un des tous premiers à réaliser quatre panneaux sur ce thème. C'était sans doute une charge contre Gian Galazzo Visconti, me maître de Milan dans son conflit avec Florence. Il est évident que Lucrèce a incarné les valeurs de la république. Par la suite, Jacopo de Sellaio a composé une Histoire de Lucrèce, tout comme Filippino Lippi.
Quant à Sandro Botticelli, il a traité ce sujet vers 1500. Il montre le développement du drame en mettant l'accent sur le caractère public de cette mort qui a un tour héroïque, mais aussi théâtrale et exemplaire. Plus tard, ces scènes sont figurées dans la sphère privée. Il est possible que la découverte d'une statue antique ait été à l'origine de ce changement iconographique. C'est le cas de la gravure de Marcantonio Raimondi (circa 1510-1512) inspirée par un dessin de Raphaël (qui a été conservé), dont Giorgio Vasari parle longuement dans ses Vite. Il en a fait plusieurs versions, mais a tenu à la montrer de la même façon : debout en pointant un glaive contre elle. Cette posture a été reprise par des élèves de Raphaël. Il semblerait que le tableau du Sodoma (vers 1513) ait été exécuté pour le pape Léon X. Celui-ci en a fait ensuite plusieurs versions. Machiavel a fait à son tour des remarques sur ce personnage. A Venise, Lucrèce est représentée nue. Quant à Albrecht Dürer, il a fait un dessin remarquable. Le destin de Lucretia continue à fasciner, mais dans des termes inédits. Luca van Leyden s'empare du sujet à son tour, mais en choisissant une pose très différente. Il en a exécuté plusieurs versions.
Quant à Luca Cranach, il a un peu dédramatisé ce suicide. Il a fait deux versions : l'une totalement nue, l'autre habillée. Le mystérieux Maître de Saint Sang a produit plusieurs tableaux avec une connotation forcée. Peu à peu, au cours du XVIe siècle, la clef politique s'estompe pour ne préserver qu'une fable terrible. L'auteur nous a conduit jusqu'à la Réforme. Son étude est vraiment intéressante, même s'il a abusé de comparaisons trop nombreuses avec l'art ancien et l'art de la Renaissance. Mais on découvre grâce à lui toutes ls facette de cette survivance de la Rome primordiale. Ainsi est-on en mesure de comprendre pourquoi Lucrèce est demeuré un grand sujet qui a conduit certains peintres à l'exploiter dans plusieurs oeuvres ( c'est le cas de Luca Cranach).
Le Sentier des étoiles, voyage mystique au bout des mots, Esther Ségal, « les deux océans », Editions Almore, 366 p., 23 euro.
J'ai connu Esther Ségal comme artiste (elle l'est toujours) : elle utilisait le médium photographique dans une optique picturale. C'est une tendance affirmée de l'art contemporain. Mais elle aussi femme de lettres. Elle a écrit jusque là une pièce de théâtre, Rédemption, et un livre d'inspiration théorique, L'Un-Précis. Ce nouveau livre est une collection de méditations sur des thèmes bien définis. Sans doute le terme mystique peut-il prêter à confusion dans l'esprit du lecteur. Ce qui caractérise plutôt son projet, c'est de pouvoir faire usage de différents registres du savoir et de l'expérience intérieure, du catholicisme aux religions de pays lointain. Cela lui permet d'échapper à des principes rationnels qui iraient à l'encontre de sa manière de penser, qui repose sur des associations.
Le prologue, elle le dédie au désir (ou au besoin impérieux) d'écriture. C'est une réflexion remarquable. Elle sait nous expliquer en quoi peut consister cette pratique qui ne trouve sa légitimité que dans les abysses de l'esprit, dans une plongée en apnée dans les tréfonds de la conscience et de l'inconscience. C'est écrit avec beaucoup de finesse et d'intelligence. Après quoi, elle passe à une création de gros articles d'encyclopédie très personnelle. Elle commence avec les oiseaux. L'auteur n'a pas cherché à être exhaustif. Le jeu a consisté à tirer les fils d'un mot et d'en identifier le sens selon les époques, les contextes, la situation politique ou les normes religieuses. Les deux parties consacrées au mur et à la porte sont des digressions qui ne prennent pas en compte tous les aspects de la question (ce qui serait impossible dans ce contexte) - par exemple elle ne parle pas de Le Mur de Jean-Paul Sartre ni de La Porte étroite d'André Gide. Ce n'est pas un manque coupable, c'est simplement que sa pensée n'est pas passée par ces deux ouvrages.
Il y a chez elle un mélange d'érudition sérieuse et de digressions, qui n'est pas fantaisiste, mais qui la pousse à enchaîner des associations d'idées. Si le livre peut être rangé dans l'ordre du savoir, il est aussi une sorte de récit autobiographie où notre auteur dévoile une vision du monde qui lui est propre. Cela se vérifie dans les chapitres qui suivent, comme le souffle et le chiffre trois, et cela jusqu'à la fin de l'ouvrage qui serait en fait une série de petits livres traitant de la fleur, du parfum, de l'Un, le continent, le point, le son, le parfum, etc., liés par une conception commune. En plus de tout ce que nous pouvons découvrir au fil de ses narrations si riches d'évocations et d'interprétations dans d'innombrables domaines, on peut profiter d'un plaisir marqué de la lecture.
Ce Sentier est une invitation au voyage qui s'appuie sur sa belle écriture et sur l'originalité de ses commentaires qui sont une façon bien à elle d'aborder notre culture. Jamais elle ne s'égare même si la construction donne l'impression d'être aléatoire et fantasque. C'est plutôt une façon très curieuse de pénétrer les arcanes de la connaissance en y apportant une dimension jubilatoire et ludique qui ne nuit pas au sérieux du propos. Esther Ségal nous surprend et nous séduit au gré de ces pages et fait de son livre un manuel qui n'a cependant rien de scolaire, ou de strictement pédagogique. C'est un petit miracle.
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