Le maître du réalisme japonais : tel est le titre de la grande exposition consacrée au photographe japonais Ken Domon (1909-1990) et que l'on peut voir jusqu'au 13 juillet à la MCJP, la Maison de la Culture du Japon à Paris. Dès qu'on parle de « réalisme », il convient de s'interroger. Toute photographie n'est-elle pas peu ou prou « réaliste » ? De quel réalisme parle-t-on ? Et de quel réel s'agit-il ?... Choisi par la commissaire de l'exposition, Rossella Menegazzo, le fil directeur du réalisme vaut qu'on analyse sa texture.
Lorsqu'en 1958 Ken Domon photographie des survivants mutilés, défigurés de la bombe atomique (photos réunies dans l'ouvrage Hiroshima), ou lorsqu'il saisit le quotidien des enfants de mineurs au chômage (Les enfants de Chikuhô 1960), on comprend bien que ce réalisme-là consiste à pointer, exhiber ce que l'imagerie médiatique tend à occulter. Mais il y a d'autres réalismes... En 1956, Domon voyant à Tokyo la première exposition d'Ikko Narahara sur la vie dans une île désolée avait déclaré : « la première phase du réalisme est révolu ». De fait, le réalisme plus global de Ken Domon s'est précocement nourri de la pensée du philosophe Tetsuro Watsuji (1889-1960), qui met en avant la notion de « milieu » généré par le pays. Ainsi Domon ne se focalise pas sur une réalité isolée dans son drame singulier (son réalisme photographique, il le pose comme «un instantané absolu qui n'est absolument pas dramatique »), mais il appréhende une réalité contextualisée par le pays. Et voilà pourquoi il arpentait sans cesse le Japon, de 1939 jusqu'à sa mort, réalisant sans doute ses plus belles photographies dans Pèlerinage aux temples anciens (cinq volumes, de 1963 à 1975), photographies sereines de temples, de statues bouddhiques, de paysages sublimes... Et ces photographies-là ne relèvent assurément pas de l'habituel registre du réalisme social ou psychologique !... Cela méritait d'être précisé. Le réalisme de Ken Domon, c'est donc le Japon dans sa diversité. De ses enfants à ses figures célèbres, de son quotidien fugitif à l'« intemporalité » de ses traditions, de ses tragédies historiques à ses bonheurs individuels... Comprise ainsi, cette exposition photographique de Ken Domon n'est-elle pas le parcours idéal d'une Maison de la Culture du Japon pour faire découvrir, aimer le monde japonais ?
C'est aussi la première exposition de Ken Domon en France : une bonne centaine de photographies, réalisées de 1930 à 1970. Presque un demi-siècle d'histoire du Japon (en gros l'ère Showa, s'étendant de 1926 à 1989) qui voit Ken Domon passer du photoreportage engagé à la documentation architecturale en couleurs, en passant par une phase - brève heureusement - de photographies de propagande dans les années trente. L'attention des visiteurs est favorisée par le fond noir et les photographies vivement éclairées, les commentaires historiques, culturels. Et ils entrent plus en contact ici avec l'« âme » du Japon qu'avec les états d'âme de Ken Domon. Ceux qui cherchent un axe particulier, ou critique (comme par exemple chez le photographe Shomei Tomatsu (1930-2012) qui, acerbe, rendait compte de la présence, de l'occupation et de l'influence américaines au Japon) risquent d'être déçus. En revanche l'on pressent vite la fertilité de Domon (ses oeuvres complètes tiennent en 13 volumes !) à la variété - que l'exposition tente de sérier efficacement - de ses objets d'attention. On peut s'attarder sur quelques excellents clichés, comme ce portrait expressif de l'un des grands acteurs du cinéma japonais, Toshiro Mifune (1952) ou cette représentation, très construite et structurée, de l'emblématique écrivain japonais Yukio Mishima (1954) ou cette composition si parlante d'un Cireur de chaussures (Kyoto 1954), dans laquelle le genou du soldat américain debout occulte le visage du cireur japonais accroupi, symbolisant la nation vaincue, ou cette image d'Yoshiko Yamaguchi, actrice (1952), où l'on voit la star à la robe noire fendue poser lascivement devant un décor de gravats et d'immeuble en ruine... Celles et ceux qui se sont rendus au Japon apprécieront particulièrement tous ces détails témoignant des spécificités nippones, comme le genre spécial de parapluie utilisé dans Enfants faisant tourner des parapluies (1937) ou cette architecture typique dans Pagode à treize étages du sanctuaire Danzan-jinja (1963) ou le courbe et poétique Pont Musaibashi de l'étang Gariô-ike, temple Eihô-ji (1962), ou le mystérieux tunnel rougeoyant de Les mille toriidu sanctuaire, Fushimi Inari, Kyoto (1962). Un voyage exaltant en photographies...
Le Japon doit à son histoire, à son insularité, à sa forte identité d'avoir maintenu, à côté de son industrieuse modernité, des traditions aussi impressionnantes et inébranlables que le Mont Fuji Yama. Le « réalisme » de Ken Domon, tel qu'il a été précisé plus haut, ne pouvait donc que le refléter... Cependant, outre la saisie de la spiritualité japonaise à travers sa matérialisation architecturale, il y a un thème chez Domon où, parce que l'empathie s'y fait sentir particulièrement, il semble que la subjectivité de l'artiste s'exprime davantage, et c'est celui des enfants. Quel visage bouleversant, l'air déconfit, l'index dans la bouche et les yeux luisants, que celui de la petite fille dans Rumie et Sayuri, des soeurs sans leur mère (1959), enveloppée dans le regard tendre de Ken Domon ! Ce n'est plus une photographie japonaise, mais pour le coup une icône universelle qui transfigure tout réalisme.
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