Christoph Wiesner, directeur des Rencontres de la photographie d'Arles, les compare à un « relevé sismographique de notre temps » (sic)... Ne serait-ce pas alors le relevé d'un curieux sismographe ? Hypersensible aux questions du genre, des rôles sexuels et des problématiques identitaires, peu sensible (ou « a minima » comme le reconnaît Christoph Wiesner) au réchauffement climatique, aux désastres écologiques, et carrément inerte face au creusement vertigineux des inégalités dans le monde, à l'hyperconcentration du patrimoine mondial, ou simplement à... la guerre en Ukraine. Et d'ailleurs ne serait-ce pas plutôt au Festival Visa pour l'image d'assurer cette fonction « sismographique » ?... En revanche, dès qu'il s'agit de nous montrer tout ce que l'on peut faire, agencer, machiner avec la photographie, les Rencontres d'Arles ouvrent un ample espace d'expérimentations. Et cela dans un temps où, banalisée par sa folle surabondance, décrédibilisée par les manipulations du numérique, la photographie semble ne plus rien révéler, et donc ne plus solliciter vraiment le regard. Jusqu'au 24 septembre les Rencontres d'Arles offrent aux amateurs et professionnels 45 occasions de se réjouir des possibles et/ou de reconsidérer les grands de la photographie.
Reconsidérer les grands de la photographie... Saul Leiter (1923-2013), ce génial photographe-peintre montre dans Assemblages comment, à jouer avec les ombres, les reflets, la composition, les différents plans, les « imperfections » de la photographie, il malmène l'image et en multiplie les interprétations pour le plus grand profit de l'oeuvre d'art... C'est une première : l'ensemble des courageuses photographies de Diane Arbus (1923-1971) est visible dans cette grande exposition (Constellation), suggérant par des miroirs que tous ces humains déconsidérés, à la marge, sont aussi un peu nous-mêmes... Gregory Crewdson (cf. Verso Hebdo du 21-1-21), est l'un des meilleurs représentants de la photographie scénarisée, et son exposition Eveningside - 2012-2022 tient une large place : par tout un travail d'équipe, les images mentales nées d'un inconscient hanté par la mélancolie stuporeuse et une mémoire filmique (Lynch, Malik, Hitchcock) reçoivent ici leur matérialisation sophistiquée.
Se réjouir des possibles... Les photographies peuvent constituer un moment important de la... cinématographie, comme nous montre cette exposition sur les très nombreux clichés pris à Sète par Agnès Varda (1928-2019) - photographe avant d'être cinéaste - pour réaliser La Pointe courte (1955). Que de scènes, voire de plans fixes du film, où l'enquête a nourri l'intrigue, sont nées de toutes ces petites photos ! Et c'est Wim Wenders, quant à lui, qui va largement utiliser les photos au Polaroïd pour fixer des moments, des impressions de son film L'Ami américain (1976), analysé dans l'intimité de son tournage (Mes amis polaroïd). Par ailleurs, associée à des textes, notes, dessins, cartes postales ou coupures de presse, la photographie va contribuer aux toniques Scrapbooks, sorte de matrices créatives inspirant certains cinéastes (Marker, Kubrick), mais aussi d'autres artistes. Il s'agit donc dans ces expositions de nous sensibiliser à ce « moment photographique » du processus créatif... D'une autre façon, des photographies emblématiques peuvent, avec des cartes, textes, objets et archives former un dispositif, à portée psychologique et politique, rendant compte d'un drame personnel : ainsi dans Patria, la vénézuélienne Olenka Carrasco croise les récits de son déracinement et de la perte de son père. De son côté, avec la rigueur, la précision et l'intransigeance qu'on lui connaît ((cf. Verso Hebdo du 14-9-2017), l'arlésien Mathieu Asselin utilise des photographies, des documents, des interviews, dans Ici près, pour pointer les différents types de pollution générés par l'usine « Fibre excellence » située à une dizaine de kilomètres... d'Arles. Et, à ce propos, l'initiative cette année de réinscrire les Rencontres également dans le local est à saluer. Citons ces vingt photographes pour évoquer le pèlerinage des Gitans aux Saintes-Maries-de-la-Mer (Un pèlerinage photographique), Romain Boutillier et ses étonnants paysages de Camargue (Lost in Camargue), Eva Nielsen et Marianne Derrien sur la sédimentation des paysages camarguais dans Insolare, une expérience avec des techniques d'imagerie, ici peu concluantes. Bien entendu, l'esprit d'exploration, inhérent à la photographie, ne fait pas défaut dans ces Rencontres 2023 : Charles Fréger (Aam Aastha) étonne, amuse et ravit avec ses éclatantes photographies de costumes rituels de l'Inde ; Juliette Agnel tire des photos étranges, fantastiques des grottes préhistoriques d'Arcy-sur-Cure (La main de l'enfant) ; Yohanne Lamoulère fait de bien curieuses rencontres en remontant le Rhône ; Céline Clanet (Ground Noise) explore le monde des insectes dans de superbes photos en noir et blanc... Inutile de citer ici toutes les expositions photos cédant aux facilités démagogiques d'un culturellement correct ressassé chaque année. Et terminons par le regard archiviste, désabusé, mélancolique de la brésilienne Rosangela Renno (Sur les ruines de la photographie) qui nous invite à une interrogation philosophique : censée conserver, la photographie se délite à son tour, par les thèmes qu'elle choisit et par les supports qu'elle nécessite... Une réflexion profonde sur la photographie et son rapport au temps, à l'Histoire.
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