S'émerveiller, Belinda Cannone, Stock, 192 p., 18 euro.
Ce n'est pas ni un roman, ni une nouvelle, ni un livre de mémoires, ni un essai dans le sens classique du terme. Ce sont là, si l'on veut avoir une idée approximative de quoi il s'agit, des « Rêveries d'une Promeneuse solitaire ». Mais rien à voir avec Jean-Jacques Rousseau, car il n'y a aucune note romantique dans ce livre, même si le sentiment y tient une place considérable. Nous cherchons à le définir, ni à lui chercher une quelconque antériorité. C'est un ouvrage original d'une femme originale, toujours entre la fiction et ce que les Anglo-saxons appellent la « non-fiction ».Belinda Canonne aime traiter de thèmes, mais pas comme les Anciens, qui produisaient de courts essais sur la prudence, la sagesse, la vertu, etc. La modernité et le goût des classiques se conjuguent parfaitement dans sa pensée. Son regard est incisif, comme son écriture d'ailleurs. Elle s'interroge sur notre manière de considérer le réel et d'y trouver une source de jouissance intense ou subtile. Elle prend pour exemple le chêne qu'elle voit devant sa fenêtre, ce qui n'est pas sans humour, car le chêne possède mille connotations, tout en étant aussi le paradigme utilisé par Saussure pour faire comprendre ce qu'il entend par signifiant et signifié. Pour elle, il est évident que tout signifiant possède au moins un signifié pour qui le considère. Elle insiste d'ailleurs sur l'immanence, ce qui est mettre l'accent sur la sensualité et le goût. Elle ne recherche pas donc le sublime et le transcendant, mais une relation directe à ce qui s'offre à elle. Et la nature joue ici un rôle primordial, même si des architectures peuvent aussi lui suggérer des émerveillements. Cet ancrage dans le monde tangible n'est pas le signe d'un matérialisme digne de Lucrèce ou d'Helvétius. Non, c'est ce qui la rattache à ce qui demeure en nous dans l'ordre des choses créées. Philosopher sur l'émerveillement, c'est d'abord d'interroger sur soi-même et sur cette faculté qu'on possède (ou cette disponibilité) de recevoir des impressions nouvelles. Tout spectacle extraordinaire peut rester lettre morte si l'on n'est pas prêt à la recevoir. Il y a attirance et, en même temps, distance initiale. On ne peut s'extasier devant le commun, le familier, le banal. Mais pour que la magie opère, il faut que l'on soit dans une certaine disposition d'esprit pour accueillir ce qui peut sembler merveilleux. Il y a bien sûr le merveilleux omniprésent, comme le chêne de sa maison dans la campagne. Quelque chose dans sa manière de décrire ses divers émerveillements (surtout les plus simples et les plus fugaces) me fait songer à la « petite émotion esthétique » théorisée par Roger Fry et qu'il a appliquée à la peinture postimpressionniste. On suit l'auteur d'un émerveillement à l'autre, du Vieil Océan de Lautréamont ou de Victor Hugo aux montagnes de Friedrich, sans rhétorique, en passant sans cesse du langage aux données de la réalité, avec un sens du sublime qui ne passe pour elle que dans le domaine du sens moral au cours de cette pérégrination. Cette exploration nous émerveille aussi, et à nous de prolonger sa méditation vitale.
Malévitch, Jean-Claude Marcadé, Hazan, 320 p., 99 euro.
Kazimir Malévitch (1878-1935) est sans nul doute le plus célèbre de tous les artistes russes du tout début du XXe siècle. Il appartient à une génération tout à fait extraordinaire, celle des avant-gardes qui ont fleuri avant la révolution et pendant ses premières années, avant que Staline n'ait mis un brutal arrêt à son développement pour ne plus admettre que le réalisme socialiste. Il est arrêté en 1929 pour son « subjectivisme ». On dit même qu'il aurait été torturé. Il a néanmoins continué à peindre, revenant à peu près à ce qu'il avait pu faire vingt ans plus tôt avec ses moujiks travaillant dans les champs. L'Autoportrait qu'il a peint en 1933 (son chant du cygne, mais aussi un défi) le montre en artiste de la Renaissance. Il est beaucoup plus imposant que tous les portraits qu'il a pu créer à l'époque, qui sont souvent vus de profil. Quoi qu'il en soit, vue ainsi de face, c'est l'image de l'artiste dans sa splendeur, avec une gestuelle très aulique, et qu'il a rapprochée lui-même de la représentation de la Theodokos, dont la main indique le chemin de la rédemption. Le jeu des plans colorés dans ce portrait comme dans les autres, repose sur une ambiguïté, d'un côté réaliste, de l'autre imaginaire et régi en fin de compte par les seules lois des harmonies picturales. Le fond uniforme, le béret rouge, le col blanc, les manches d'un autre rouge et cette main tendue au premier plan, tout ici rappelle la peinture ancienne russe, mais exécutés dans le style, qui rappelle lui sa période fauve et futuriste. C'est à peu près à ce point que s'achève son oeuvre, sans finalement qu'il ait renoncé à ses conceptions radicales du monde plastique qui l'avait porté presque jusqu'à l'absolu de la monochromie, et sans jamais plier complètement l'échine, même si ses compositions sont alors tout à fait identifiables. Elles conservent un langage qui a été celui d'une des plus passionnantes de l'Occident. . Jean-Claude Marcadé retrace ainsi l'existence de ce peintre magnifique et exemplaire, à la fois un formidable praticien et un théoricien digne d'éloges. IL retrace ses premiers pas (déjà bien affirmés) qui sont inspirés par les fauves français, puis par les expressionnistes allemands, et ensuite par Fernand Léger et les futuristes italiens, les cubistes français les vorticistes anglais. Il n'adhère à proprement parler à aucune de ces écoles et n'est le suiveur de personne (il n'est que de regarder La Récolte des seigles pour voir l'intérêt qu'il porte à Léger mais aussi tout ce qui l'en sépare). Et ce n'a jamais été un cubo-futuriste au sens plein du terme. Il est parvenu à inventer son propre langage avec Portrait perfectionné (1912). Il va de soi qu'il s'inscrit dans la lame de fond qui emporte l'art russe à cette époque, mais il créé son propre futurisme. Mais l'influence étrangère reste forte jusqu'en 1914, comme le prouvent La Vache et le violon ou une de ses toiles les plus célèbres, Un Anglais à Moscou. C'est pourtant cette même année qu'il a jeté les bases du suprématisme, une forme sans compromission d'abstraction, qui dépasse ce qu'à pu faire Kandinsky jusque là. Il écrit beaucoup et participe à des expositions qui feront date. En 1915, il a signé » des toiles emblématiques comme Quatre carrés, Réalisme pictural d'un footballeur, Autoportrait, Croix noir sur fond blanc. Le Carré blanc sur fond blanc date de 1917, tout comme Blanc sur blanc, qui suivent les expériences du suprématisme dynamique. L'exposition de ces travaux déclenche une polémique avec Rodtchenko et les constructivistes. La révolution d'octobre ayant triomphé, il est amené à assumer des responsabilités importantes dans le domaine des arts plastiques, travaillant avec Chagall à Vitebsk. Il s'efforce de trouver des applications pratiques à ses théories, qui se traduisent dans le design et l'architecture. Et puis son élan est brisé et il doit faire marche arrière. Je ne contesterai qu'une seule chose dans cette étude de Marcadé : le classement du suprématisme par phases, ce qui n'a pas beaucoup de sens. Mais pour le reste, c'est un travail remarquable, qui mérite nos applaudissements.
Geste baroque, collections de Salzbourg, Louvre Editions / Somogy, 272 p., 35 euro.
Comment pourrait-on définir le baroque ? Tous le spécialistes qui ont abordé la question ont apporté des réponses différentes et parfois contradictoires. Dérivant d'un mot désignant une perle irrégulière, le baroque est nécessairement frappé d'une différence avec tout ce qui serait lié à l'art classique, à un ordre régi par des lois mathématiques parfaites et un ordre parfait (il n'est que de songer à la règle des trois unités dans le théâtre classique français). Mais jusqu'à quel point et pour quelles raisons ? Cette belle exposition présentée au muée du Louvre a pu sans doute apporter quelques réponses (mais pas toutes !) à ce questionnement qui n'a toujours pas eu de réponse véritable. On a parlé de peinture baroque pour des artistes comme Rubens ou Van Dyck. Cela n'a aucun sens. Il est vrai que la transition entre la Renaissance et ce qui a suivi a déjà portée un nom embarrassant : le maniérisme. Michel-Ange peut en faire partie, et aussi Bronzino. Mais pas Caravage et ses disciples ! S'ils ne sont pas maniéristes, ils ne sont pas non plus « baroques ». La collection qui a été présentée permet au moins de se faire une idée de ce qu'a pu être la peinture baroque. En premier lieu, elle est marquée par une théâtralité très accentuée -, ce qui est vrai d'ailleurs pour une bonne part de la peinture occidentale, avec moins d'excès, car elle prenait souvent modèle sur les tragédies représentées à l'époque et donc aux mouvements et aux expressions des acteurs. Seulement là, on est confronté à des actions plus violentes, comme si les protagonistes étaient saisis par une fureur. L'exaspération gestuelle est sa principale caractéristique : les grandes toiles religieuses de Johann Michael Rottmayr au début du XVIIIe siècle ne se distinguent pas beaucoup du style de l'époque; seule l'exagération des postures des acteurs de la Glorification de saint Charles Boromée et de l'Hommage à Elisabeth Christine de Brunschwick peut les distinguer des autres compositions faites alors en en Europe. Qu'on se rappelle tout simplement la Sainte Thérèse du Bernin. Tous les tableaux présentés possèdent des caractéristiques similaires. La peinture n'est donc baroque que très relativement. Seul Tiepolo a imaginé un univers avec des traits qui ne partagent pas grand chose avec ceux de ses contemporains. Pour l'architecture, la plupart du temps, la touche baroque concerne des détails, l'encadrement d'une fenêtre par exemple. Bien sûr, quand le Bernin est venu en France, son projet pour la façade du Louvre était bien loin de l'esprit classique français, et cela se voyait au premier coup d'oeil. En réalité, si l'on fait exceptions des clochers avec des coupoles rondes et des pignons décorés des grands bâtiments, rien ne signale que le baroque soit une conception de l'architecture toute autre de celle qu'on connaît à Versailles. En revanche, les arts décoratifs sont d'une exubérance sans limite ; prenons l'esquisse du maître-autel de l'université de Salzbourg ; Johann Kleber n'a pas eu peur de multiplier le nombre des anges et de couronner l'autel d'un triomphe spectaculaire. La sculpture est également remarquable par les torsions et les exaspérations gestuelles des corps. En somme cette collection autrichienne nous montre ce qu'a pu être ce style au cours de près de deux siècles, avec ses beautés et aussi ses outrances et même ses singularités.
Michel Rauscher, lumières vagabondes, Hazan, 280 p., 49 euro.
Jusqu'à la parution de ce luxueux volume sous coffret, j'ignorais jusqu'au nom de Michel Rauscher. Comme il n'a pas tenu à demander à un écrivain ou à un critique de le présenter, et comme il n'a pas souhaité non plus s'exprimer autrement que de manière visuelle, je n'en saurai guère plus. Peu importe d'ailleurs, car il est évident que son ambition a été de nous faire partager son univers par différents moyens qui ne concernent que l'exercice de l'oeil. Bien sûr, chacun aura sa façon de voir les choses qu'il nous présente. Mais le matériau constituant l'album, le dessin et la photographie pour l'essentiel, demeure le fondement de sa démarche. Il nous invite à le suivre dans un long périple à travers le monde qui l'a mené en Inde, en Afrique, à Sète comme à Calcutta ou à Bikaner, mais aussi à une confrontation avec des émotions chromatiques ou à la confrontation avec les éléments. Un certain nombre de lieux ne sont pas identifiés, sans doute volontairement, car au fond une marée, un ciel, le vent dans les hautes herbes n'ont pas besoin d'être localisés : ils appartiennent à une expérience faite à un moment précis devant ce spectacle unique, mais néanmoins universel. Il y aussi beaucoup de détails qui ont retenu son attention et qu'il a capté par l'entremise de son objectif : ils doivent être éloquents en eux-mêmes et sans discours ni cartes e géographie. D'autant plus qu'un grand nombre de ses clichés transforme la portion choisie du globe terrestre en un tableau souvent abstrait, aux formes étranges et fascinantes. Et puis il tient à mêler les différentes cultures qu'il a pu croiser sur son chemin, il semble tenir beaucoup à ce patchwork imagé. Tout devient un seul et même monde, qu'il a créé d'abord pour son propre plaisir et son propre enseignement, et ensuite pour notre plaisir. Le nombre d'oeuvres de sa main n'est pas énorme. Il ne l'emporte en tout cas pas sur les clichés reproduits. On a l'impression en feuilletant ces pages qu'il a voulu introduire ce que lui ont inspiré telle ou telle scène au cours de son Odyssée -, une Odyssée qui ne contemple pas la modernité, mais plutôt ce que l'univers peut nous livrer de beautés, à une petite échelle comme à une très grande. Michel Rauscher est d'ailleurs porté sur ce qui peut paraître infime ou négligeable, comme un pavement irrégulier ou des craquelures sur un mur dont la peinture a été délavée par le temps. Bien sûr, il faut que le lecteur accepte de se laisser emporter à travers l'espace et dans un état d'esprit proche de celui de l'auteur (en tout cas lui permettant de l'accepter et de l'apprécier). Mais ce qu'il a choisi de révéler est fait pour séduire bon nombre de personnes qui sont par nature sensibles à aller au devant de la beauté, qu'elle soit naturelle ou artificielle.
Fossier, vues d'atelier, musée de l'hospice Saint-Roch, Issoudun, 120 p., 15 euro.
Christian Fossier (1943-2013) ne fait pas partie de ces artistes dont on a beaucoup parlé. Mais il a su se faire estimer des amateurs et Charles-Louis Combet faisait déjà son éloge au début des années quatre-vingts. Depuis quelque temps le musée de l'hospice Saint-Roch d'Issoudun suit de près son travail de graveur (métier qu'il a appris à partir de 1961 à l'Ecole des Beaux-arts de Paris alors qu'il avait fréquenté l'Académie de la Grande Chaumière bien des années plus tôt). Comme le révèle le catalogue de l'exposition qui lui a été consacrée dans cette institution, on se rend compte qu'il a touché à bien d'autres domaines de la création, du dessin au pastel, mais en évitant d'aborder la peinture et la sculpture, comme s'il avait voulu fuir ce qu'on considérait autrefois comme les arts majeurs et demeurer ainsi dans la zone des arts mineurs. Si l'accent est mis ici sur l'oeuvre gravée (surtout de l'eau forte de la pointe sèche puisque leur ensemble à été classé pour les amateurs), il faut se pencher sur ses pastels, qui ont été parfois marouflés pour en faire un tableau et sur tous ces papiers qui se caractérisent par une teinte brunâtre qui n'est pas faite pour flatter l'oeil. La partie la plus curieuse de ce compendium de l'existence d'artiste de Christian Fossier est sans nul doute la présentation de ses carnets où il a soigneusement copié des pièces de l'art africain de différentes régions, aussi bien du Congo que du Nigéria. Sans doute a -t-il été un grand amateur de ces masques et fétiches, mais il faut peut-être imaginer que ces feuilles studieuses contenaient le projet d'un travail qu'il n'a jamais voulu ou pu réaliser. En somme, voilà un artiste avec une oeuvre chargée de mystères, avec un penchant pour le secret et les couleurs éteintes, comme s'il avait désiré s'abstraire dans cette pénombre crépusculaire, un dessinateur qui sait malgré tout enchanter et un graveur qui n'est pas à négliger car sa dextérité lui a servi a faire naître un monde intérieur.
L'Echange symbolique et la mort, Jean Baudrillard, « Tel », Gallimard, 440 p., 13,50 euro.
L'année de la publication de ce volumineux essai n'est pas indifférente. En premier lieu elle nous rappelle la distance entre les spéculations entreprises par Baudrillard à cette époque, et ensuite, elle nous fournit leur contexte : l'après Mai 68, le déclin du parti communiste, l'irruption du chômage, la fermeture des charbonnages et des sites industriels de l'acier, le déclin de la classe ouvrière. Le premier chapitre est d'ailleurs révélateur : il y remet en cause des grands thèmes du marxisme, qu'il ne déclare pas complètement obsolète, mais inadaptés à une métamorphose générale de la société et discute même le fondement de pratiques caractéristiques de la lutte de classes. Par exemple, il y discute la question de la grève : il considère qu'elle est devenue une fin en soi. Pour lui l'économie classique de la valeur a fait son temps et a été remplacée par ce qu'il regarde comme un jeu structural de la valeur. Le procès de production disparaît, ce qui est une intuition remarquable, car aujourd'hui cela semble une évidence dans les termes anciens : on ne produit presque plus rien dans les sociétés les plus riches et le secteur tertiaire (les services en particulier) est devenu prédominant). IL a eu aussi l'intuition du « désengagement », ce qui est lié à un effritement, sinon une disparition des idéologies. Là encore faut-il prendre les choses dans la terminologie ancienne, celle du XIXe et de la première moitié du XXe. Il souligne que les signes « classiques » du capital et de ses valeurs sont révolus. Et ajoute que les contenus sont vidés de sens, sinon anéantis. Il y a pourtant une loi structurale de la valeur qui continue à exister, mais autrement. Il annonce d'ailleurs une fin généralisée de la plupart des relations bipolaires, comme la valeur d'échange et la valeur d'usage, et cela dans tous les domaines, même dans la culture. Si la production en tant que telle disparaît, elle laisse place à des concepts volatiles et la fin des « référentiels révolutionnaires ». Là où je ne m'accorderai pas avec lui, c'est sur le point précis de la destruction de la loi marchande, car celle-ci, au contraire, s'est renforcée, et a pris une dimension presque fantasmagorique. On ne travaille plus aujourd'hui que pour pouvoir consommer (ces marchandises produites par le capital). Mais le nombre de ceux qui la produisent ici diminue de manière considérable, pour toutes sortes de raisons, de la robotisation à la rationalisation du travail, du déplacement des usines dans des pays lointains aux développements de la technologie. En revanche il a raison d'écrire que la consommation n'est pas une extension de la sphère des forces productives : c'est bien l'inverse. On crée sans cesse des besoins, et doit prendre en ligne de compte « la société du spectacle » de Guy Debord. Il devine également que l'imagination est l'arme principale des ces nouvelles technologies (il nous renvoie ici à Freud, mais il pourrait aussi le faire par rapport aux situationnistes). Il nous fait aussi remarquer que Marx avait eu l'intuition de ce passage à l'indéfinition du travail. Je ne peux résumer dans cette chronique ce livre aussi touffu et dont presque chaque page mériterait un commentaire, soit pour le réfuter en partie, soit pour en saluer la pertinence et parfois l'incroyable caractère visionnaire. Mais il ne fait aucun doute que Baudrillard avait commencé dès lors à penser le monde que nous connaissons et qui nous laisse dans une sorte de désarroi existentiel et philosophique.
A l'heure de la nuit, Alexandre Pouchkine, édition bilingue, traduit du russe et présenté par Christiane Pighetti, « Le Fleuve et l'écho », Editions de la Différence, 190 p., 17 euro.
La Roussalka, Alexandre Pouckine, traduit du russe et présenté par Christiane Pighetti, Allia, 64 p., 6,20 euro.
Alexandre S. Pouchkine ne peut que m'évoquer des pensées mélancoliques quand je songe à cette mort absurde au cours d'un duel perdu d'avance, qui ressemble à un suicide. Je songe à la dernière nuit qu'il a passée en grande partie dans ce café qu'on appelle aujourd'hui Le Café littéraire à Saint-Pétersbourg. Cette même année, le 27 janvier 1837, a paru la troisième édition de son chef-d'oeuvre poétique, Eugène Onéguine, composé entre 1821 et 1831. D'une certaine manière il s'agit d'une autobiographie. Mais il ne se parle pas tant de son existence que du mal qui a saisi sa génération, de ses doutes, de ses aspirations sociales et à ses ambitions intellectuelles. Le sixième chapitre de ce grand livre publié ici incarne l'esprit nouveau d'une Russie de jeunes hommes qui se pensent les héritiers des Lumières, mais qui ont aussi désiré élargir le champ de leur culture ( Shakespeare est devenu l'une des grandes références du poète avec Dante). Il y a dans ces vers une haute dose de romantisme. C'est indubitable. Mais il y a bien plus : une perpétuelle interrogation sur le sens que Pouchkine peut donner à ses pensées. En somme, à travers ces épisodes romanesques, c'est un esprit inquiet qui interroge le monde et s'interroge lui-même. C'est aussi le crépuscule de sa jeunesse, de ses illusions, et, en même temps, la naissance d'une modernité philosophique, car il abandonne le positivisme des grands auteurs de la période de l'Encyclopédie, renonce aux transports de l'âge romantique et qui atteint à cette époque son point culminant, pour pénétrer dans un monde intérieur qui n'est plus qu'un labyrinthe de méditations où il n'a de cesse que de remettre en cause les fondements de ses raisonnements et même de ses rêves. Il ne poursuit pas le nihilisme, mais quitte les rives enivrantes de l'île magique des certitudes et des lendemains qui pourraient chanter. Il discerne les limites de son aventure spirituelle et aussi la fragilité de sa propre existence. Bon nombre de ces pages sont magnifiques, car si elles sont sous-tendues par des réflexions graves et austères, elles se traduisent par des récits toujours pittoresques ou merveilleux. Quant à Roussalka, c'est un poème théâtral qui nous fait connaître un pan des légendes slaves, mais qui dérive sans doute aussi des auteurs allemands comme La Motte Fouqué, qui avait écrit Ondine. Ce que la traductrice a noté c'est que cette courte pièce fantastique écrite vers 1830 a inspiré l'opéra d'Alexandre Gargomyjski et ,plus tard, l'opéra le plus célèbre de Dvorak, composé en 1900, avec un livret qui tire partie de plusieurs autres sources. Quoi qu'il soit, cette oeuvre d'une grande simplicité autant dans son écriture que dans sa construction est faite pour redonner vie aux vieilles histoires russes. Pouchkine donne ici une autre versant de sa volonté de mettre en valeur le grand héritage de la culture de la sainte Russie et de montrer qu'elle plonge ses racines loin dans le passé (c'est un problème spécifique des Slaves, qui paraissent avoir été les derniers à avoir mis pied en Europe ,IXe siècle). Il a fallu donc inventer en certaines circonstances des textes qui remonteraient à des temps très anciens. Il semblerait que cette Roussalka fasse partie de ce genre d'invention et que Pouchkine l'a rendu antique paradoxalement en lui donnant une version moderne.
Londres après minuit, Augusto Cruz, traduit de l'espagnol (Mexique) par André Gastabou, Folio, 446 p., 8,20 euro.
Le héros de cette histoire ébouriffée est John MeKenzie, ancien agent spécial du FBI, qui avait été un des hommes de confiance de John Edgar Hoover. Depuis sa retraite, il continue à mener à son compte une existence d'agent spécial. Il accepte de travailler pour Forrest J. Ackerman, un homme très étrange, qui est surtout un collectionneur acharné de vieux films fantastiques. Ce dernier est à la recherche de la copie d'un film rare, Londres après minuit. Peu à peu, il découvre le monde étrange de ce genre cinématographique, ses acteurs les plus célèbres, comme Bela Lugosi et Boris Karloff, d'autres complètement oubliés, et ses films les plus mythiques. IL faut reconnaître que l'auteur s'est très bien documenté et que son livre se change vite en une sorte d'encyclopédie de cet univers où règnent le monstre de Frankenstein et le comte de Dracula ! Son enquête lui permet de découvrir des copies que l'on croyait perdues et de connaître quelques- uns des personnages encore vivants qui ont eu un certain rôle dans le développement de cette branche méprisée du septième art. Dommage que l'auteur, qui est par ailleurs très brillant, se soit laissé aller à la prolixité : les deux chapitres qui relatent la carrière de McKenzie sont de trop et parfois, on perd tout à fait le fil de son aventure, car Augusto Cruz s'attarde trop sur des questions annexes. Malgré ses défauts, Londres, après minuit est pourtant un bon roman, car l'écrivain mexicain fait partie de ceux dont la verve est vertigineuse et l'invention de situations parfois cocasses. Il a un talent fou, encore mal contrôlé, mais qui laisse espérer des livres à des sujets aussi drôles que celui-ci et surtout une construction plus rigoureuse, quelle que soit sa fantaisie
Le Monde n'a pas de fin, Bilal Tanweer, traduit de l'anglais (Pakistan) par Emmanuelle & Philippe Aronson, Folio, 240 p., 7,20 euro.
Les premiers chapitres donnent l'idée d'un de ces romans ayant un arrière-plan ethnographique. Mais très vite les choses s'animent, prennent une autre dimension. Le périple du jeune héros se change en une série de rencontres toutes plus singulières les unes de les autres, et qui nous montrent ce que peut-être le Pakistan d'aujourd'hui, non pour en dresser une sorte de géographie politique, mais pour en révéler l'originalité, l'étrangeté et la diversité culturelle. Il fait l'éloge de Karachi, sa ville natale comme Orhan Pamuk l'avait fait pour la sienne, Istanbul. Mais il le fait en mettant plus l'accent sur les individus qui la composent que sur son histoire, qui n'est pas oubliée, mais qui est secondaire. Et il a voulu la montrer sans fard et dans sa dimension chaotique, qui est désormais sa qualité essentielle (ou son défaut majeur). Intitulé en anglais The Scatter Here is Too Great (ce qui est un titre bien plus incisif), il a désiré montrer avec humanité et avec tendresse, mais sans fermer les yeux sur tous ses aspects négatifs et ses plaies, comment une vie intense s'y déploie au milieu de cette vingtaine de millions d'habitants. Cet ancien journaliste déçu par son métier, a sans doute écrit des lignes bien plus fortes qu'un reportage à partir d'informations de premier plan et traitées avec intelligence. IL fait s'enchaîner les histoires des êtres qu'il croise sur son chemin et chacun d'eux raconte une partie de la ville à sa façon. Et il a choisi pour cela autant un petit enfant qu'un homme d'affaires ou un ancien militant communiste. Ce roman possède une richesse e comparable à celle de tous ses personnages pittoresques qu'il met en scène, mu par un sens vital puissant, avec humour et parfois avec un sens de la vérité sans concession.
|