Devinette : qu'ont en commun les artistes Théodore Chassériau, Hippolyte Flandrin, Charles Nègre (et cent cinquante peintres, moins connus, qu'il serait trop long de citer) ? Réponse : ils furent tous les élèves plus ou moins inspirés d'un professeur génial, un certain Jean-Dominique Ingres... Quant à Puvis de Chavannes, Bouguereau, Renoir, Degas, Picasso, Man Ray, Botero, et d'autres artistes plus récents encore, tous se sont dit, ou pourraient se dire, influencés peu ou prou par ce maître fascinant.
Or « la carrière et la pensée artistique de Jean-Dominique Ingres sont intimement liés aux Beaux-Arts de Paris. D'abord élève dans l'atelier de David, il est élu professeur de l'École en 1829 et forme plus de 150 élèves qui, pour beaucoup, le vénéraient comme un chef incontesté », rappelle-t-on dans le texte présentant la petite exposition Ingres et ses élèves qui se donne à voir, logiquement, aux Beaux-Arts de Paris, dans le Cabinet des dessins Jean Bonna, jusqu'au 29 avril. La commissaire d'exposition Emmanuelle Brugerolles - Conservateur des dessins de maître et des dessins d'architecture aux Beaux-Arts de Paris - propose aux visiteurs plus de cinquante feuilles, où les dessins d'Ingres (il y a seize feuilles du maître lui-même) et des « ingristes » continuent à exercer leur pouvoir attractif et pédagogique deux siècles, presque, après leur création. On n'en voudra pour preuve qu'avoir vu parmi les visiteurs une personne tenter la copie, un crayon à la main, d'un magistral dessin exposé là, exécuté par Ingres. Renseignement pris, ce fait d'apprentissage se répète souvent. Car longtemps après sa mort, le professeur génial continue à stimuler de nouveaux élèves.
Un questionnement sur le professeur artiste ou l'artiste professeur ne manque pas de survenir. Sa puissance géniale ne risque-t-elle pas de submerger les talents fragiles et balbutiants de certains élèves ? Et par exemple Baudelaire, critique d'art, voyait dans les disciples d'Ingres des suiveurs « timorés »... Cependant, si l'inspiration de l'artiste professeur, en son alchimie secrète, inconsciente et singulière, ne peut donner lieu à un quelconque enseignement, sa méthode d'élaboration peut, en ses phases successives et par son efficacité, faire pédagogie. Ainsi le professeur Ingres reste attaché à quelques principes qu'il enseigne et applique : l'élève doit tout d'abord copier le travail des maîtres, dessiner d'après des moulages antiques, reproduire des estampes - c'est-à-dire s'initier aux contraintes et possibilités de la forme - avant d'étudier le modèle vivant. La formation par le dessin est fondamentale : « Une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte », disait Ingres.
Mais que signifie « bien dessinée » ? Notre sensibilité moderne, anti-académique, férue d'innovations, dévalorise la continuité au profit des ruptures. Et l'étiquette « néo-classicisme » de l'artiste Ingres peut générer un soupçon à l'égard des méthodes du professeur... Mais attardons-nous sur le dessin « ingresque » (le fait que ce qualificatif se soit imposé à travers les époques plaide en faveur d'une certaine intemporalité), et tentons de le définir en cherchant s'il ne recèle pas de précieuses qualités, capables de servir différentes sensibilités artistiques. À la pureté de ses contours, à son extrême finesse, au goût patent des courbes se joint une audacieuse indépendance à l'égard de l'anatomie, « cette horrible chose » ainsi qu'Ingres la qualifiait. Dans l'exposition, on trouve un nu dont la jambe droite semble déboîtée, et par ailleurs nous savons tous que le dos particulièrement long de La Grande Odalisque devrait contenir quelques vertèbres supplémentaires ! Le dessin « ingresque » trouve un précieux équilibre entre une sèche découpure et des courbes sensuelles, entre le réalisme face au sujet vivant et l'idéalisme du modèle ancien, entre la minutie du détail et l'effet global harmonieux. Raphaëlique... Au prix parfois d'invraisemblances anatomiques dont l'artiste n'a cure. La leçon du professeur Ingres, loin d'être dogmatique et académique, fut assez originale pour être sévèrement critiquée par les tenants du néo-classicisme qui trouvaient ses oeuvres « inintelligibles » !
Les frères Hippolyte et Paul Flandrin furent d'excellents élèves qui suivirent fidèlement le maître, l'exposition nous le montre avec clarté. Sébastien Melchior Cornu, dont les oeuvres présentées ici renvoient aux vastes chantiers de peinture murale du Second Empire, tira également le plus grand bénéfice de la rigueur et du sens de la composition d'Ingres. Édouard Bertin, quant à lui, appliqua les leçons d'observation inculquées par le maître, aux paysages. Mais, élève dans l'atelier d'Ingres de 1830 à 1834, un Chassériau, par exemple, ne marche pas vraiment dans les pas de son professeur, il y a même du Delacroix en lui ! Et pourtant Ingres le félicite, il lui propose même de le suivre à Rome, ayant été nommé directeur à la villa Médicis. Si Ingres n'avait été qu'un professeur intolérant, doctrinaire, ces enrouragements, cette invitation n'auraient pu avoir lieu...
L'exposition nous donne aussi un aperçu de différents modes graphiques, du croquis rapide au dessin achevé, en passant par les études multiples, analytiques. En filigrane, les conseils réitérés du génial professeur d'art : cette étonnante leçon d'une rigueur enrichie d'harmonieuse délicatesse.
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