Ernest Pignon-Ernest et André Velter forment depuis longtemps un tandem artistique et littéraire hors du commun. Ils ont notamment publié, en 2015, un éblouissant ouvrage à propos de la présentation en divers lieux des « figures de l'extase » du premier (Pour l'amour de l'amour, Gallimard) avec des textes du second, dans lesquels il s'adressait en les tutoyant aux plus grandes parmi les saintes ayant connu l'extase mystique. Les voici qui renouvellent leur féconde collaboration avec Ceux de la poésie vécue (Actes Sud). André Velter, lui-même un des plus importants poètes de sa génération, nous présente ses frères du passé, dont Pignon-Ernest nous donne de puissants portraits, lui qui a déjà imaginé les visages de plusieurs génies dont le plus célèbre a été celui d'Arthur Rimbaud.
Tout se passe comme si, depuis des années, Ernest Pignon-Ernest suivi par son complice André Velter, cherchait à répondre à une question philosophique classique : « L'art transforme-t-il notre conscience du réel ? » Si le réel c'est Arthur Rimbaud, ou un homme anonyme solitaire dans une cabine téléphonique, ou Antonin Artaud, le sida à Soweto, Jean Genet, les extases de Catherine de Sienne ou de Thérèse d'Avila... alors oui, franchement, je peux dire que l'art, en l'occurrence celui de Pignon-Ernest accompagné du verbe étincelant de Velter, transforme puissamment ma conscience du réel. Mieux : il peut me révéler un réel que je ne soupçonnais pas. Mais, tout d'abord, quelques précisions. Pignon-Ernest n'est pas peintre, ni sculpteur, il dessine exclusivement. Je prétends même qu'il est un des plus grands dessinateurs de toute l'histoire de l'art. Ses dessins - de grands fusains en général - ne sont pas destinés à être exposés dans les galeries et les musées : ce sont des matrices pour des sérigraphies qui seront collées dans les villes. En 1978, il a voulu rendre hommage à Rimbaud et il a inventé son portrait à partir des rares photographies de lui qui nous sont parvenues. Mais il l'a débarrassé de sa lavallière et revêtu d'un jean car le poète des Illuminations est notre contemporain.
Le dessin est d'inspiration classique dans la forme (Pignon-Ernest a atteint un niveau de maîtrise équivalent à celui que l'on pourrait prêter au Caravage ... s'il avait dessiné !), mais ce qu'il fait de sa prodigieuse technique n'est pas du tout classique. Pour en rester à Rimbaud, cette image a été imprimée en sérigraphie, en noir, « simplement et sans tramage (l'absence de trame pourrait faire l'objet d'une réflexion du même type que je fais à propos du papier » explique l'artiste), sur un papier très ordinaire, du papier-journal, récupéré des chutes de rouleaux sorties vierges des rotatives. Quand on rencontre cette image dans la rue, cette pauvreté, cette vulnérabilité du papier est évidente. Même sans y penser tout à fait, de la même façon que l'on reçoit le dessin, on en perçoit son caractère éphémère, sa fragilité. Sa disparition est inscrite dans l'image même, elle en est - autant que ce qui compose le dessin - un des éléments suggestifs et poétiques. Si le dessin a ému, la perception simultanée de sa destruction programmée est d'autant plus troublante et forte, que l'on en ait conscience ou pas ».
Oui, le dessin a ému, comme nous bouleversent les portraits de Nerval, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Cendrars, Maïakovski, Eluard, Artaud, Aragon, Garcia Lorca, Michaux, Desnos, Hikmet, Neruda, Char, Genet, Pasolini et Darwich qui forment le livre. Pourquoi ceux-là ? Parce qu'ils sont de la famille de Rimbaud. Le fanatique de l'indépendance individuelle, le passionné de liberté ne saurait être mis, pas plus que les autres, au service de quelque lutte que ce soit, sinon celle qui annonce « l'éternité sur le champ ». Or seul l'art est susceptible de nous la donner, parce que seul il peut transformer notre conscience du réel : l'art de certains poètes et celui de Pignon-Ernest en tout cas.
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