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[verso-hebdo]
23-02-2017
La chronique
de Pierre Corcos
Les prédateurs
Pour la majorité des gens assez loin de l'affaire, la Bourse n'est qu'un lieu, une institution où les titres des sociétés se négocient, où s'établit leur cotation, variable. Découvrir un territoire de prédation impitoyable là même on l'on se représentait un espace d'échanges économiques régulés, inoffensifs, peut conduire à s'interroger plus à fond sur la rapacité destructrice globale d'un système économique... La description exacte d'une OPA (offre publique d'achat) hostile, avec ses conséquences dramatiques, dans la pièce de Jerry Sterner, L'Avaleur (jusqu'au 14 avril en différents lieux : Rungis, Chelles, Soissons, Pantin, Vesoul, Villeurbanne, etc.), mise en scène par Robin Renucci, vient déniaiser nombre de spectateurs, en les excitant d'abord comme en un match, en les amusant ensuite, en les ébranlant enfin.

Voici donc un « raideur » (de l'anglais raider qui signifie « pilleur »), c'est-à-dire un trader spécialiste dans les OPA hostiles : il s'attaque à des sociétés vulnérables, en prend le contrôle, les démembre en plusieurs filiales pour les revendre (tout comme les actions, qui auront augmenté) avec bien sûr un bénéfice substantiel. Certains raideurs sont devenus célèbres (Georges Soros par exemple, ou Carl Icahn), la prédation s'inscrivant dans une normalité admise, voire souhaitable pour le néocapitalisme, idéologiquement assis sur un darwinisme économique. Ainsi le raideur guette, tue, dépèce. Ou exerce une sorte de chantage. En effet, la défense anti-OPA par la proie peut tellement lui coûter qu'elle préférera payer en cash le prédateur afin qu'il stoppe son attaque... Il est significatif que les termes désignant les tactiques différentes pour contrer les OPA hostiles évoquent un jeu vidéo guerrier : « chevalier blanc », « défense fat-man », « pilule empoisonnée », « joyaux de la couronne », etc. Sauf qu'ici, en bout de chaîne, la casse sociale qui résulte de ces prédations financières, avec son cortège de licenciements à la clé, n'a rien de virtuel ou de ludique...
Le match entre Franck Kafaim, trader et raider à la City de Londres et les responsables d'une entreprise industrielle florissante, « Le Câble Français de Cherbourg », lequel offre des retombées économiques positives dans la région, constitue l'enjeu dramatique de la pièce. Au fur et à mesure que se déroule le match, le spectateur comprend que le loup (on peut évidemment penser au film « Le loup de Wall Street ») va vaincre, et déjà parce qu'il n'est encombré d'aucune morale, d'aucun sens du collectif, d'aucun état d'âme. Contrairement au PDG de cette entreprise, Kafaim n'a cure de l'amplification du bien-être général par l'industrie, ou des emplois qu'elle procure dans la ville. Il veut aller vite et même, en bonus, séduire la fille du patron, une avocate spécialisée qui tente de contrer légalement cette OPA hostile. La pièce L'Avaleur évite les sornettes du manichéisme voulant qu'en général le « méchant » soit laid, repoussant. Ici Kafaim est séduisant, drôle, et cynique bien sûr. Le carnassier prédateur dévorera non seulement cette entreprise, mais encore sa jolie avocate qui a fini par céder aux charmes du vainqueur. « Cette pièce est éclairante car l'Avaleur représente, à lui tout seul, un système, une société qui est devenue « dévorante». (...) C'est d'ailleurs l'une des caractéristiques de nos sociétés. À l'intérieur même d'un système destructeur, mortifère, tout est fait pour que cette opération soit séduisante », est-il précisé dans les notes de mise en scène. Parue initialement sous le titre Other People's Money, la pièce de Jerry Sterner part d'une OPA hostile particulière, pour ensuite pointer le siphonage de l'industrie par la finance, et enfin laisser voir un système général de prédation. Jerry Sterner a été chef d'entreprise et sait très bien de quoi il parle. Son théâtre est percutant.

La mise en scène de Robin Renucci, adaptant déjà d'une façon convaincante à la réalité française l'oeuvre américaine de Sterner, joue d'une certaine distanciation brechtienne par la façon qu'ont les comédiens de se présenter d'abord au public, en expliquant ce qu'ils vont faire (le brechtisme se manifeste aussi par l'efficace didactisme du spectacle). Cette mise en scène joue également d'une esthétique de la farce par la manière dont l'Avaleur semble énorme, boulimique (il s'appelle Kafaim = qui a faim), tandis que les autres personnages ont des perruques plus ou moins comiques. La scénographie évoque un peu un ring. Et les comédiens qui n'interviennent pas sont en attente à l'extérieur de ce ring, comme des arbitres en périphérie... Voilà du sport, du spectacle, de la drôlerie certes.
Mais un malaise persiste chez les spectateurs à la fin de la pièce: toute cette violence économique, financière n'est pas une fiction, une exagération, mais une réalité, sans doute même atténuée dans ses redoutables effets. Alors leur représentation du monde boursier, financier s'altère, et ils peuvent passer de l'indifférence initiale à une hostilité ouverte. Car brusquement l'un se rappellera par exemple l'OPA hostile de Mittal Steel sur Arcelor... L'autre songe que dans la grande majorité des cas, ces actes de prédation se concluent par de la destruction de valeur pour les actionnaires et surtout des pertes d'emplois pour les salariés.
Et le personnage de l'Avaleur ne fait plus rire du tout le public. C'est qu'en filigrane, il a entraperçu la monstrueuse figure de Moloch.
Pierre Corcos
23-02-2017
 

Verso n°136

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