Les Années Vogue, Robert Doisneau, Flammarion, 356 p., 49,90 euro.
Il y a eu tant d'expositions et tant de livres sur Robert Doisneau (1912-1994) qu'on pense connaître son travail photographique sur le bout des ongles. Rien n'est plus faux comme le démontre amplement ce beau et volumineux album. Ne serait-ce que son travail de photographe de mode pour Vogue-Paris. Il a également travaillé pour Paris Match (qui était alors un grand hebdomadaire, pour Life (le magazine le plus diffusé aux Etats-Unis). En somme l'après-guerre lui avait permis de développer une belle carrière dans un métier difficile où la concurrence est rude. Mais il a fait aussi beaucoup de prises de vue de spectacle de théâtre, des événements mondains (ce n'est pas là qu'il a le plus brillé), de cinéma parfois (on y voit Jean Cocteau et Jean Marais pendant le tournage d'Orphée en 1949, de portraits, comme celui de Michèle Morgan au Gala de l'Union en 1954, de Pierre Fresnay, de Roger Carel, d'Albert Camus, de Marguerite Duras, de Roland Petit, d'André Masson, de Philippe Clay, de Fernand Léger, d'Orson Welles au café des Chasseurs, de Jeanne Moreau, parmi tant d'autres. En somme, ce sont toutes les facettes de ce montreur d'ombres dans la lumière qui sont ici évoquées. Je dois dire que j 'ai été plus particulièrement sensible à ce qu'il a fait avec les villes au sortir du conflit mondial. Il raconte Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, avec un étrange mélange de nostalgie et de plaisir profond. Il faut dire qu'il a choisi (ou que la rédaction a choisi) des grandes agglomérations qui n'ont pas été détruites par les bombardements. C'est donc une vision de la France qui va bientôt disparaître en partie avec une idée de modernité qui a été brocardée par Jacques Tati (dont il a fait un magnifique portrait), mais vue d'une manière optimiste et presque jubilante. En somme, Doisneau n'a pas marqué autant que Cartier-Bresson notre imaginaire, car ce dernière recherchait l'oeuvre, alors que Doisneau visait plus l'originalité et l'authenticité. Dans le registre de la mode, il a été le témoin de la fin d'une période)- les années soixante vont marquer une rupture totale dans ce domaine, comme dans bien d 'autres. On admirera dans cet album le beau portrait d'Hélène Rochas en pied avec ses deux enfants, les bals mondains dans de somptueuses propriétés, des bals maqués, tout cela sous le signe de la haute couture. Il a d'ailleurs parfois un oeil narquois sur ces cérémonies pompeuses, pleines de fastes qui sont faites pour que la bonne société se contemple dans un miroir. Mais je préfère à tout cela son merveilleux reportage sur les bâtisses et jardins du Palais-Royal avec Foujita, Denise Grey, Jean Cocteau et Colette qui y demeuraient. Ces images-là ne peuvent pas s'oublier : elles sont simples et très éloquentes.
Le Golem, sous la direction d'Ada Ackerman, MAJH / Hazan, 184 p., 32 euro.
Cette exposition est plus que passionnante et devrait être l'une des plus courues à Paris ce printemps, à juste titre. Le Golem, légende pragoise pour l'essentiel, est devenue universelle. Elle débute, pour aller vite, avec Rabbi Yehoudah Loew Ben Bezalev ( 1525-1609) dont on peut voir la tombe dans le vieux cimetière juif de Prague situé dans l'ancien ghetto, un grand savant et un grand kabbaliste, qui a vécu à l 'époque de Rodolphe II dont il a fréquenté assidument la cour. Mais ; en réalité, l'histoire est déjà inscrite en creux dans la Torah, c'est ce qu'indique en tout cas le Talmud de Babylone. Ce commentaire a été maintes fois interprété au cours du Moyen Age et je renvoie le lecteur à l'excellent essai d'Elisabeth E. Baer dans le catalogue. En deux mots : dans la Genèse, Dieu crée Adam de son souffle en modelant de l'argile. On retrouve cette idée dans les Psaumes. Golem est un mot qui, en hébreu, a plusieurs significations, dont celle de « masse informe ». Cette matière, un homme a le pouvoir de la rendre humaine. Cette créature a pour mission de préserver la population juive des persécutions continuelles dont elle est l'objet. Le Sefer Yetsirah, le Livre de la Création, qui est un manuel mystique de la création, écrit entre le IIIe et le Ve siècle, décrirait la méthode pour donner le jour au golem par les mots. Mais rien n'est dit sur l'objet de cette naissance. Tout tourne autour de la synagogue Vieille Nouvelle, nouvelle parce que ce fut la première, et vieille parce qu'elle a été achevée en 1270. Les récits affirment que le Golem repose encore dans son grenier. Il a existé une littérature non indifférente en hébreu sur cette histoire jusqu'au XIXe siècle. Mais, paradoxalement, c'est un écrivain autrichien, catholique de surcroît, Gustav Meyrink (1868-1932), qui a connu un succès énorme avec son roman Der Golem, paru en 1915. Meyrink a vécu a Prague, y a créé la Banque catholique Meier & Morgenstern en 1889, mais a connu des problèmes et a même été condamné à six mois de prison. Après cette mauvaise expérience, il se tourne de plus en plus vers l'ésotérisme et l'occultisme, et commence une carrière littéraire. En 1900 paraissent ses premiers textes dans la célèbre revue munichoise Simplicissimus et il publie dès lors des recueils de nouvelles chez l'éditeur Albert Langen. Plusieurs romans suivent. Le Golem est le premier d'entre eux. Il l'a commencé bien des années plus tôt, et a demandé à Alfred Kubin (1877-1959) de l'illustrer. Mais il a connu alors une sorte de crise de la page blanche et s'est arrêté de l'écrire. Lassé de l'attendre, Kubin a inséré les dessins qui lui étaient destinés dans un livre, Die Andere Seite, L'autre côté, publié en 1909, qui a connu un vrai succès. Quand Meyrink décide finalement d'achever son roman, il fait appel à un autre artiste. D'aucuns ont prétendu que c'était un mauvais dessinateur. Or, quand on découvre ses oeuvres dans l'exposition, on se rend compte qu'Hugo Steiner-Prag (1880-1945) n'a pas démérité, tout au contraire : cet ancien élève de Franz von Stuck a su traduire l'oeuvre fantastique de Meyrink dans un style expressionniste original. On regrette seulement qu'on n'ait pas montré un choix de dessins de Kubin exécutés pour le même ouvrage. Il en a été tiré une pièce en yiddish de H. Leivick. Elle a été représentée en 1925 dans une mise en scène de Boris Aronson et Ignati Nivinski en a dessiné les costumes et les décors qui, il faut l'admettre, sont remarquables. Après quoi, on voit les films, en particulier la merveilleuse adaptation de Henrik Galeen et Paul Wegener en 1915, puis une nouvelle version tournée par Paul Wegener et Carl Boese, sortie dans les salles en 1920 et plus tard, celle de Jean Duvivier qui ne démérite pas, loin s'en faut, avec Harry Baur. Pour le reste, les commissaires ont fait un peu de remplissage. Si les oeuvres s'imposent, car elle a exécuté une sculpture « habitable » sur le thème, avec l'oeuvre tragi-comique d'Anselm Kiefer commentée avec brio par Marc-Alain Ouaknin et si Gérard Garouste a fait un tableau très saisissant (même terrible !), le reste n'est pas vraiment à la hauteur, à part la sculpture de Jeanclos et les salles qui contiennent robots et figures imaginaires, dont la fameuse Maria, la femme robot de Metropolis de Fritz Lang (1926), véritable avatar de l'Eve future de Villiers de l'Isle Adam. Et je jetterai un voile pudique sur les bandes dessinées américaines. Mais malgré ces défauts là, cette exposition est importante et peut plaire à de multiples publics et le catalogue mérite d'être lu de part en part.
Amère patrie, à propos de la littérature autrichienne, W. G. Sebald, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 252 p., 22,50 euro.
Aussi curieux que cela puisse paraître, ce sont de grands auteurs d'un autre pays qui parlent et discutent de la littérature de l'Autriche. Ce fut le cas de Claudio Magris, Triestin, certes, et donc né dans une ville qui a été autrichienne pendant dix siècle, et maintenant nous lisons W. G. Sebald (1944-2001), né en Bavière, un ancien royaume allemand limitrophe. Mais tout de même, c'est un drôle de phénomène. Ce recueil d'articles nous fait découvrir en premier lieu des auteurs inconnus, parfois même non traduits en français. C'est très intéressant, car nous comprenons alors que nous n'avons qu'une vision très fragmentaire de la littérature autrichienne du siècle dernier. Que savons-nous de Charles Sealfield, un auteur du XIXe siècle ? Vraiment rien (en ce qui me concerne). Et pourtant, cet homme qui a vécu longtemps au Etats-Unis adoptant les idées du président Andrew Jackson et épousant les conceptions racistes du Sud (il pense que l'esclavage est le fondement de la société républicaine) est certainement, au-delà de ces question, l'un des hommes qui a su le mieux confronter le Vieux Continent et le Nouveau. On peut aussi rougir de ne rien savoir de Gerhardt Roth, beaucoup plus proche de nous. Le reste nous est plus familier : Peter Altenberg, Joseph Roth et puis Franz Kafka. Ce qu'il dit du Château écrit par ce dernier est tout à fait remarquable et il résume bien ce que ce livre complexe et parfois indéchiffrable inspire. C'est une méditation profonde qu'il a très bien su faire partager avec son lecteur. En ce qui concerne Joseph Roth, là, rien à dire, c'est parfait, mais ne nous apprend pas des choses neuves sur le petit Juif de Galicie, devenu à la fin de sa vie un exilé, converti au catholicisme, monarchiste, sans oublier de rester un peu juif et homme de gauche ! En ce qui concerne Altenberg, c'est bien plus intéressant, car, au fond, on s'est souvent contenté de ne lire que ses nouvelles (superbes) sans chercher à comprendre l'homme. Sebald le surnomme le paysan de Vienne » en référence au beau livre d'Aragon. Et il ne se trompe pas. Il allait de café en café, des plus courus, comme le Café Central aux sordides cafés de nuit dans une capitale où le café était une sorte de temple et de forum, et où cette noire et excitante boisson apportée par les Turcs s'est imposée comme l'essence d'un art de vivre. Il va plus loin, et nous révèle ce qu'Altenberg a pu apporter comme reflet du monde qu'il a parcouru en fantôme bien peu mondain. Enfin, il faut se plonger dans ses considérations sur Broch, dont il souligne les défauts, qui ne compense pas toujours d'extraordinaires qualités, dénonçant sa tendance au kitsch et aussi une certaine complaisance à s'écoute récrire jusqu'à parvenir à une sorte de boulimie de mots indigeste.W. G. Sebald n'a pas été qu'un grand romancier, il a été aussi un grand essayiste. Mais, au fonde de nous, nous le savions déjà, car certains de ses livres étaient une sorte de savant mélange entre fiction et tentative d'étude d'un homme de lettres, comme le prouve Vertiges.
Le Banquier anarchiste, Fernando Pessoa, traduit du portugais par Joaquim Vital, « Littérature », Editions de la Différence, 96 p., 9,15 euro.
Contes, fables et autres fictions, Fernando Pessoa, « Littérature étrangère », Editions de la Différence, édition de Teresa Rita Lopès, traduit du portugais pas Parcidio Gonçalves, Editions de la Différence, 186 p., 18,90 euro.
En France, le Banquier anarchiste est devenu le texte en prose le plus apprécié de Fernando Pessoa (1888-1935). Ecrit en 1022 et paru la même année dans la revue Contemporânea, apprenons-nous, est la seule oeuvre de fiction à voir le jour de son vivant. Il faut dire que l'écrivain lisboète avait un don spécial pour manier les paradoxes avec art. Son personnage, un banquier tout à fait convenable et bien dans son rôle, entreprend de peser le pour et le contre des thèmes développés par la pensée anarchiste. Et il parvient à se convaincre que la philosophie libertaire avait de solides fondements, plus solides que ceux du capitalisme. C'est follement amusant et, en même temps, une réflexion tout à fait intelligente. D'autant plus que l'on sait que Pessoa n'avait pas de sympathie pour l'anarchisme : il était plutôt en faveur de l'extrême droite, nationaliste et qui s'est déclaré en faveur de la dictature. Il n'empêche que c'est là un petit chef-d'oeuvre que vous vous devez de lire pour votre plaisir mais aussi pour alimenter votre vision du monde d'une méthode pour l'analyser. Il y a chez Pessoa un romancier qui ne s'est jamais affirmé. Le poète et ses jeux multiples, ont mis de côté les autres auteurs qui se dissimulaient dans son esprit. Ce recueil de contes, de fables et de récits brefs en est la démonstration pure. Ses fables sont souvent féroces et drôles aussi, avec une moralité qui est toujours déconcertante. Il savait ramener une histoire qui lui trottait dans la tête à un récit réduit à son essence, sans fioriture, mais avec une capacité de narrer les choses avec une grande intensité et un talent fou. Prenez par exemple « Un dîner original » : vous en serez convaincu sans coup férir. On y découvre (entres autres) qu'il avait un humour sauvage digne d'E. A. Poe !
Je ne suis pas un monstre, Maryline Gautier, « Littérature », Editions de la Différence, 192 p., 16 euro.
Bien curieuse histoire que celle-là ! Le jeune Mathieu Grimaud aime-t-il les filles ou les garçons ? Qui est-il au bout de compte ? La romancière nous narre beaucoup de choses à son sujet, en particulier sa relation peu ordinaire avec sa mère, un personnage important (mais est-ce le fruit de son imagination ?), qui aurait tenté de le faire disparaître dans l'incendie de sa chambre (là encore, vérité, ou songe ?). Tout est compliqué, trop, dans l'existence du héros de cette fiction. Le décor des beaux quartiers de Paris, enfin des quartiers très bourgeois de la Rive Droite, renforce beaucoup cette impression d'irréalité. En même temps, toutes les personnes qui sont lui liées semblent bien réelles, même si la trame de leurs rapports professionnels ou affectifs semble souvent pleine de contradictions. En réalité, Mathieu, n'est pas un jeune homme de bonne famille, prisonnier d'un fantasme oedipien. Ou plutôt, pas que cela. Ces entrecroisements de personnalités et de situation en font une personne totalement impossible à cerner. Et on suit les différents moments de son parcours sentimental avec une sorte d'étonnement constant, dans l'espoir de percer son mystère. C'est un peu un chevalier d'Eon purement fantasmatique : ce n'est pas la nature de son genre qui est en cause, mais plutôt l'objet de son désir. Le livre n'est pas conventionnel, bien qu'écrit comme un roman classique. Là aussi, les contrastes propres au récit se retrouvent dans l'écriture pour le moins curieuse de Maryline Gautier. Ici, il y a une Pénélope qui tisse sa toile et la défait en même temps, comme la Dame d'Escalot qu'a peinte William Holman Hunt et chantée dans le poème d'Alfred Tennyson.
Slow Motion, Elias Crespin, collectif, Hermann, 108 p., 20 euro.
Je le confesse, sans honte : je ne connaissais pas l'oeuvre d'Elias Crespin, et je crois même n'avoir jamais vu son nom. Vous me pardonnerez n'est-ce pas si je vous en parle un peu après avoir découvert ce livre ? Le président de la Maison de l'Amérique latine, lieu que j'aime particulièrement à Paris, ne se fâchera pas, j'ose l'espérer, si je lui dis que je ne suis pas tout à fait d'accord avec lui. Je ne crois pas que l'art cinétique dérive des traités scientifiques de Descartes et de l'amour de la pure géométrie. Je crois qu'il y a chez tous les créateurs qui sont allés dans cette direction le désir de dépasser ce cadre théorique pour jouer dans l'espace avec les formes idéales édictées par Platon. Ces formes deviennent mobiles, ou lumineuses, ou les deux à la fois. Dans le cas qui nous intéresse, Crespin, Vénézuélien de naissance (il est né à Caracas en 1965 et il vit depuis peu à Paris), n'appartient donc pas à la génération des Soto, des Le Parc, des Vasarely. La première oeuvre qu'il reconnaît n'est datée que de 21002. Il en est, d'une certaine façon, le disciple, mais un disciple très libre dans ses agissements et donc sans vénérations des pères fondateurs de l'art cinétique. Il joue avec de fines tubulures en inox, qui sont soit la décomposition d'un objet (le piano, par exemple, qu'il aime de manière spéciale), ou alors il forme des cercles concentriques dans l'espace (on voit dans l'ouvrage des plafonniers rouges). Mais ce n'est pas un décorateur. Il recherche à transformer l'espace donné d'une salle et en tout cas d'un espace fermé. C'est de la sculpture, peut-être, mais cela se rapproche plus des installations de Fontana ou des Soto tridimensionnels, comme celui qu'on voyait au Centre Pompidou. En sorte qu'on voit bien que son inspiration est surtout latino-américaine, spatialiste, mais avec le moins de référence possible au passé prestigieux de ses grands prédécesseurs. Il recherche aussi la simplicité et même l'épure dans ses créations. Il ne se veut pas envahissant. Il donne au regard des points d'appui pour changer son appréhension de ce qui l'entoure. Il y a une pointe de minimalisme dans sa démarche. Mais il aime les harmonies, les ondulations de ses compositions, qui sont comme des vagues. Il est loin encore d'avoir trouvé la totalité de son univers lui offrant une place incontournable dans le monde de l'art. Mais sa rigueur et son esthétique laissent croire qu'il est en chemin vers ce but.
Les Humeurs insolubles, Paolo Giordano, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Points, Seuil, 128 p., 5,40 euro.
On comprend très vite que l'auteur est un scientifique, car dans ce roman, il manie un langage qui est celui de la médecine et conclut l'ouvrage en citant Gallien. Cet auteur turinois est en réalité docteur en physique théorique. C'est un état d'esprit qui avait d'ailleurs marqué son premier livre, la Solitude des nombres premiers, qui lui avait valu le prestigieux prix Strega en 2008. Ce nouveau livre évoque la disparition d'une vieille dame, Madame A., qui est frappée par un cancer qui ne va pas tarder à l'emporter. Les enfants qu'elle a élevés, en particulier le narrateur et celle qu'il va épouser, Nora, puis l'affection qu'elle a portée à leur enfant, Emanuele, est la source non seulement d'un sentiment de perte irréparable, mais aussi de mille réminiscences. Je dois reconnaître que Paolo Giordano a du talent, car il ne tombe pas dans les pièges du sentimentalisme, même si son livre n'est pas dénué d'émotions fortes et même déchirantes. Mais il ne nous implique que de biais dans ce drame. Il veut plutôt que nous soyons des témoins, qui suivent les réminiscences de ce personnage qui voit disparaître cette dame qui a pris la place d'une mère. C'est fait avec beaucoup de finesse et de réelle sensibilité. Et c'est écrit sans le moindre pathos ou cliché sur la question de cette maladie pernicieuse. Toutefois, j'émets une réserve : c'est un sujet mille fois traité, et le cancer déclenche chez le lecteur une sorte d'effroi, car cette maladie a remplacé la peste dans l'imaginaire collectif, d'une manière plus sourde, mais aussi plus quotidienne. C'est à la fois touchant, bien fait, avec de vraies subtilités, mais c'est un peu le défaut de la nouvelle littérature italienne : trop réaliste, avec une touche de psychologie traduite avec intelligence, et enfin une écriture sobre, dépourvue de toute tentation de recherche dans la langue ou la construction. Sobre et propre. Trop propre peut-être pour moi.
Mort d'un homme heureux, Giorgio Fontana, Points, Seuil, 264 p., 6,90 euro.
Giorgio Fontana est trop jeune pour avoir connu la guerre et même les terribles « années de plomb » en Italie avec son cortège d'intrigues, de meurtres, d'attentats, de manoeuvres politiques sordides - il a vu le jour en 1981 ! Mais il s'est penché sur ces deux phases historiques du siècle dernier qui ont profondément influencé le destin du grand-père et du père de son narrateur. Le grand-père est mort en combattant les « nazifascisti » pendant la période la République Sociale Italienne (1943-1945). Le père, lui, est un magistrat, qui vit d'une manière simple, dans un faubourg de Milan, curieux de découvrir ce que les personnes qui vivent dans son quartier pensent des événements, il n'est pas un juge implacable. Mais c'est un homme qui a foi dans sa mission et la valeur profonde des lois. Ce n'est pas un rétrograde, loin de là, ni un conformiste, et le souvenir fugace de son père est là pour lui rappeler son devoir. Mais la stratégie de la tension va faire de lui une victime, car on n'accomplit pas ce genre de travail de manière scrupuleuse sans risques. Il est emporté, comme son géniteur, par le vent sans pitié de l'histoire. Une histoire sans H majuscule, sordide, à cause d'une pensée politique absurde, mais surtout à cause de tous ceux qui, dans l'ombre, s'en servent pour des fins cyniques. C'est un beau livre, qui a été construit et rédigé avec méticulosité pour le rendre aussi limpide et simple que possible, mais avec le désir de mettre en évidence la monstruosité de ces agissements odieux. C'est une excellente mise en scène de la crise traversée par ce pays et qui aurait pu sombrer bel et bien. Giorgio Fontana, qui a reçu le SuperCampiello en 2014 (une récompense très prestigieuse) pour ce roman, est certainement un des grands espoirs de la nouvelle génération de romanciers de la péninsule. Il a du talent (beaucoup), il a aussi une optique juste pour trouver l'équilibre entre le simulacre d'un roman traditionnel et l'introduction d'une autre conception de ses finalités.
La Halle, Julien Syrac, « Littérature », Editions de la Différence, 208 p., 16 euro.
Résumer ce roman serait bel et bien le massacrer. Pourquoi donc? Tout simplement parce que cette histoire est d'une banalité à mourir : c'est la transformation d'un lieu typique et vivant d'une ville avec toutes sortes de commerces, les uns traditionnels, les autres exotiques, avec leur aspect un peu vieillot, mais une chaleur humaine intense et une disposition très affirmée pour les mets et les boissons de qualité ; au premier étage, il y a une galerie d'art. Celle-ci doit être remplacée par un supermarché végétarien. Bref, une transformation radicale en fonction de modes qui dureront ce qu'elles dureront. Mais cela n'est que le prétexte pour dévoiler un microcosme grouillant et un peu délirant, qui fait penser aussitôt aux kermesses de Brueghel l'Ancien. Peu à peu, on rencontre des figures peu banales appartenant à cc petit monde, on en connaît les travers et les vices, mais surtout les valeurs et les désirs. On embarque dans une sorte de nef des fous, mais des fous que nous sommes, pas de malheureux internés authentiques. Ce qui fait la force et la densité de ce beau texte, c'est la richesse de ces hommes et de ces femmes, les décors hauts en couleurs, et plus encore le versant un peu délirant de l'écriture de l'auteur, qui est faite pour nous donner le tournis, comme un manège endiablé. Ce qui prend vie devant nos yeux, ce n'est pas le spectacle d'un groupe de citadins attachés à un passé désormais condamné, mais plutôt l'idée qu'il y avait dans ce résidu temporel des perles magnifiques, comme l'étal du charcutier, les glaces en mille éclats de la poissonnerie, le petit théâtre d'un lieu de restauration rapide, vieillot lui aussi, le comptoir antédiluvien de Chez Tonton, et, par-dessus tout, les échanges, les conversations, les croisements de destins, la vie éthérée de la galerie d'art qui semble l'esprit au-dessus de la matière comme dans le système philosophique à deux étages de Liebniz. Dans ces pages de feu, comme emportées par un torrent de mots endiablés et savoureux, qu'on parcourt avec passion, c'est une sarabande magique qui se déroule dans la langue chaleureuse et dense du jeune écrivain dont c'est le premier roman. Pour un coup d'essai, c'est déjà un coup de maître ! La Halle est un roman qui reste imprimé dans l'esprit de qui l'a lu. C'est d'une telle intensité et d'une beau très peu académique qu'on éprouve une joie communicante à se plonger dans les dédales animés de la vieille halle dont l'horloge va s'arrêter.
La Tête hors de l'eau, Dan Fante, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Aoustin, Points, 216 p., 6,50 euro.
Ce qu'a écrit Dan Fante (1944-2015) fait penser à pas mal de romanciers américains qui l'ont précédé, de Saul Bellow à son père, John Fante, et un peu à Jack Kerouac. Cette fiction est sans nul doute une sorte de condensé de clichés de la littérature made in U.S.A., avec ses personnages stéréotypés, des inclassables et des malades de leurs vices, à commencer par l'alcoolisme. Son héros est une sorte d'archétype, à la fois romantique et déjanté, qui émeut autant qu'il attire notre sympathie, malgré sa volonté notoire d'autodestruction. Je dois dire que sa littérature m'avait déjà profondément déçu quand je l'avais découverte. Et à relire ce petit roman, je dois dire que je n'ai fait que conforter cette première impression. L'histoire d'amour avec la jeune femme, issue d'un croisement entre le Mexique et l'Iran, rappelle étrangement le court roman de Kerouac, Tristessa, publié en 1960. Bien sûr, on sera conquis par les paysages, les situations insolites et la personnalité double de Bruno Dante, notre héros qui renverse les termes de l'anti-héros du roman classique. Mais si toute l'histoire est racontée avec allant, il y a trop de tics et de trucs pour me convaincre. Allez donc vérifier si je me trompe...
Cours de philosophie en six heures un quart, Witold Gombrowicz, préfacé par Francesco M. Cataluccio, Rivages Poche, 158 p., 8,60 euro.
Existerait-il un Gombrowicz philosophe que nous ignorons ? Sans doute pas. Mais un Gombrowicz irrigué par la connaissance philosophique ça oui, et depuis longtemps. Le préfacier nous rappelle que la rédaction ce livre a été pour lui un précieux antidote, qui l'a éloigné de ses tentations de suicide à Vence en 1969 (l'ouvrage a paru deux ans plus tard). Ce qui est remarquable c'est que l'écrivain polonais a tenu à donner les grandes lignes de sa pensée d'une manière très schématique, presque scolaire, pour être bien compris de tous. Tout y est exprimé avec une clarté totale. Pas de jargon, pas de tours de passe-passe métaphysiques. Il lit Hegel et Nietzsche, et Descartes (point de départ de sa propre philosophie) pour en arriver aux idéologies modernes, en particulier celle de Karl Marx, qu'il démonte avec une sorte de soin méticuleux et jubilatoires. Ses considérations sur l'existentialisme, où il parle surtout de Kierkegaard et d'Husserl, sont d'une grande pertinence et ne sont pas développées (ce que je regrette énormément). Et il s'arrête avec le structuralisme, qu'il ne comprend pas et qui, visiblement, ne le passionne guère. C'est écrit comme un journal, et c'est d'ailleurs de facto un journal. C'est brillant et, bien sûr, ce n'est pas un manuel de philosophie. C'est ce que la philosophie lui a appris d'elle-même et l'interprétation qu'il en a faite. C'est tout sauf un cours : c'est une méditation « à voix haute », pour narrer à ceux qui le lisent ce qu'il a pu penser du monde et de ceux qui l'ont pensé avec lui. C'est indispensable pour qui aime l'auteur de la Pornographie et aussi pour tous ceux qui se piquent de philosophie sans être philosophes. La préface de Francesco M. Caaluccio est vraiment très bien faite pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce petit ouvrage qui nous contraint à revoir certaines idées reçues sur l'auteur polonais.
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