« La photographie est-elle un art ? Eli Lotar » : titre d'un article paru dans la revue L'Art vivant du 1er août 1929. La réponse à une question - qui nous semble aujourd'hui obsolète - est juste un nom de photographe et cinéaste d'origine roumaine (Eliazar Lotar Teodorescu, fils de poète et né en 1905, mort en 1969), dont le musée du Jeu de Paume nous propose, jusqu'à la fin du mois mai, une exposition mettant en valeur ses pratiques artistiques : photographie et cinéma. Revenir à cette question initiale permettrait de mieux saisir la démarche créative de celui qui fut l'élève et le compagnon de Germaine Krull (cf. Verso Hebdo du 25-6-15), laquelle eut droit à sa grande et belle exposition au Jeu de Paume.
Pour que la photographie soit envisagée comme un art, elle ne peut en rester à son contenu, si curieux fût-il, qui est son incontournable matière première, mais dégager un style. Alors la photographie ne se contente pas de représenter, mais elle se présente. Débordant ses thèmes, elle instaure un monde propre à l'artiste, sans qu'il faille pour autant négliger une esthétique similaire concernant d'autres artistes, et dans laquelle il évolue... L'appartenance d'Eli Lotar aux avant-gardes, son style ondoyant entre surréalisme, constructivisme et réalisme social n'ont pas été reconnus avant 1990, date à laquelle une première rétrospective lui fut consacrée au Centre Pompidou. Pourtant, ayant publié dans VU, Bifur, Arts et métiers graphiques, ayant été remarqué dans la grande exposition « Film und Foto » de 1929, en compagnie d'André Kertész, Germaine Krull, Man Ray, artisan parmi d'autres de cette Nouvelle Vision - en partie déterminée par l'apparition d'appareils petits, maniables et rendant possibles des angles de vue inédits -, Eli Lotar était devenu un photographe emblématique de l'avant-garde parisienne... Il ne se contente pas de s'intéresser à des thèmes nouveaux, comme ces paysages industriels de Paris et sa banlieue, tout ce monde d'acier géométrique, mais en variant les points de vue (décentrement, plongée, contre-plongée, gros plans), en isolant des motifs par rapport à la globalité de l'objet, il dessille les yeux du regardeur, habitué par la reconnaissance langagière à une seule perspective. Et le familier devient étrange. Ainsi Pieds (1928) offre un point de vue inhabituel sur les passants. Ou Sculpture de la Nation (1932) qui fait d'un employé nettoyant une statue de bronze un... Saint-Michel terrassant le Dragon ! On s'arrête aussi sur cette Dormeuse (1936) qui ressemble à une morte, ou encore sur Corde à linge (1929) qui, par un effet de contre-jour, devient une inquiétante assemblée de mains noires. Dans une photo sans titre réalisée à Lisbonne en 1931, une enseigne de magasins d'ampoules, prise en plongée, ressemble à un tampon géant qui va écraser plus bas les piétons en canotier... L'exposition mêle parfois des photographies sur un même sujet prises à des époques différentes. Et l'on ne peut qu'être d'accord avec ce commentaire du texte de présentation : « (...) les images de Lotar, par leur composition précise et l'harmonie abstraite des rythmes graphiques, s'offrent comme d'insolites miroirs déformants du réel ». Ce texte, précis et mesuré, est signé par les commissaires de l'exposition : Damarice Amao, Clément Chéroux et Pia Viewing. Lesquels nous proposent un parcours thématique allant de l'esthétique de la Nouvelle Vision aux poses et postures (monde de la scène), en passant par les déambulations urbaines, le cinéma documentaire, où s'est également illustré Eli Lotar, et la photogénie de différents sites : le port de Saint-Malo, les Cyclades, Stromboli, Gibraltar, etc. Cette tentative d'exhaustivité concernant l'oeuvre du photographe, si elle lui rend justice (n'est-il pas trop resté dans l'ombre de Germaine Krull ?), peut avoir l'inconvénient de brouiller son image artistique.
Attardons-nous un peu sur les photographies Aux abattoirs de la Villette datant de 1929. Elles ont été remarquées, elles sont remarquables. La plus connue provient du Metropolitan Museum of Art de New York, et montre une dizaine de pieds de boeufs blancs rangés le long d'un mur noirâtre. La froide géométrie de cet alignement contraste avec une réalité animale, charnelle, violente pointant le monde sanglant des abattoirs... On ne peut mieux rappeler ainsi, par une photo, le massacre de masse des animaux dans les abattoirs, sujet redevenu d'une brûlante actualité. En même temps, quelle composition structurée et contrastée, semblant évider le pathos ! Une autre photographie montre un personnage (il s'agirait de Pierre Prévert) contemplant une... flaque de tripes à ses pieds. Nous nous approchons là d'une esthétique réaliste qu'Eli Lotar conservera, lorsqu'il réalise plus tard des documentaires où, en artiste engagé, il dénonce la misère qu'endure prolétariat. Aussi bien en France (Aubervilliers) qu'en Espagne (région Las Hurdes, film Terre sans pain dont il est l'opérateur). Mais ces films, ces documents nous renseignent plus sur le dénuement pathétique de certaines populations que sur le style propre de Lotar...
Sans doute pour fournir un bel exemple de ce style, la photo choisie servant d'affiche à l'exposition montre une main gauche ouverte tenant un oursin. Contraste des valeurs et des matières, étrangeté de cette main qui nous accueille et de cet oursin qui nous rejette, enfin de ce majeur noir et luisant. Au fond, point n'est besoin de faire une école, une chapelle de cette Nouvelle Vision. Elle suffit à définir ce qui fait de la photographie un art, et d'Eli Lotar un artiste.
|