« C'est un film que le spectateur devrait laisser flotter sous ses yeux, comme des images qu'on voit par la fenêtre d'un bus qui glisse, comme une gondole, à travers les rues d'une petite ville oubliée », dit Jim Jarmusch de son dernier film Paterson. Le contraire d'un cinéma d'action. Plutôt de contemplation ou, plus exactement de poésie et méditation.
Le synopsis tient en quelques lignes. Jeune chauffeur de bus, Paterson possède trois caractéristiques notables : d'abord il porte le même nom que la ville du New Jersey où il circule et habite, ensuite, féru du poète William Carlos Williams (qui a vécu dans le coin), il écrit une poésie du quotidien sur un carnet qu'il ne quitte jamais, enfin il mène une existence amoureuse et harmonieuse aux côtés de la créative Laura et du bouledogue anglais Marvin.
La structure du film consiste à suivre, dès le lundi matin, sept journées dans la vie des personnages... Sur une base répétitive (le rituel du lever, la circulation en bus, la visite d'un bar d'habitués, les échanges amoureux entre Paterson et Laura, la promenade nocturne de Marvin), le réalisateur inscrit quelques différences, quelques micro-événements. Différences et répétition. Ces différences qualitatives peuvent offrir matière à poèmes, lesquels s'inscrivent d'ailleurs sur l'écran. L'image filmique est alors ornée de lettres, de vers libres. Ce qui est inhabituel, plaisant, et témoigne d'un hommage direct du cinéma à la poésie. Comme dans son autre film Ghost dog (que déjà Jim Jarmusch situait dans le New Jersey), le personnage évolue d'une certaine façon dans une forme littéraire... Mais, là où Ghost Dog vivait selon les préceptes du Hagakure, le code d'honneur des samouraïs, Paterson, lui, semble avoir fait de son existence une série de haïkus, ces courts poèmes codifiés témoignant de l'évanescence de ce qui advient, sur un fond stable ou récurrent. Jim Jarmusch se réfère, une fois encore, à la culture japonaise, comme au bouddhisme. En effet, le plan répété où Paterson médite devant une chute d'eau, les plans en surimpression de cette eau déferlante nous renvoient à ce symbole du bouddhisme évoquant le flux intarissable des pensées.
Bien que la ville de Paterson ait été marquée par une histoire syndicale, ouvrière agitée, qu'elle soir réputée aujourd'hui pour sa criminalité, que le collègue du héros ait plein d'ennuis, enfin que des rixes puissent éclater dans le bar que fréquente Paterson, le film, léger, aérien, subtil, flotte en suspens comme une bulle irisée, à côté ou au-dessus des conflits interpersonnels, collectifs, des soubresauts de l'actualité ou des tensions de l'Histoire. Il « se veut un antidote à la noirceur et à la lourdeur des films dramatiques et du cinéma d'action », note Jim Jarmusch. De la même façon, il est vain d'attendre une scène de ménage, une « guerre des sexes » quelconque entre le héros (Adam Driver) et sa ravissante Laura (Golshifteh Farahani), car ces deux-là s'aiment en harmonie parfaite. Et, au risque probable de crisper les féministes, à l'évidence Laura s'épanouit dans une vie ménagère, domestique, certes réhaussée - ne le négligeons surtout pas - d'une créativité fantaisiste (picturale, gastronomique, musicale, décorative, etc.) qui renaît sans cesse d'une source enfantine.
Le propos de Jarmusch - proposer un éden au milieu de la négativité ambiante - ne peut se recevoir pleinement, sans doute, que par le rôle éminent qu'y joue la poésie. Chez le personnage principal (en fait ses textes ont été écrits par le poète Ron Padgett) et dans tout le film. La référence appuyée à William Carlos Williams (qui prenait en compte les réalités les plus humbles, fut surnommé « poète de la classe ouvrière », et dont l'oeuvre la plus connue s'appelle... Paterson), les tentatives permanentes du héros pour saisir l'impalpable et l'intime par quelque mots, ou simplement la perception tendre, aimante et amusée qu'il a de sa ville et de ses habitants, tout semble nous chuchoter, en confidences successives, que l'écriture poétique, la fraîcheur renouvelée du regard amoureux écartent du pathos, protègent de l'usure routinière et aident à traverser les drames de l'Histoire.
Comme à son accoutumée, Jim Jarmusch exprime sa préférence (défense et affirmation, en sous-texte, du cinéma d'auteur à l'encontre de l'imaginaire filmique américain formaté ?) pour les êtres marginaux. Combien y a-t-il en effet de chauffeurs de bus pratiquant ainsi la poésie ? Combien de ménagères américaines ressemblent à Laura ?... On se souvient du Don Johnston ahuri, décalé de Broken Flowers, ou du tueur à gages élevant des pigeons et inspiré par l'éthique des samouraïs de Ghost Dog, ou encore de l'étrange Indien appelé Nobody dans Dead Man... Ces êtres marginaux se meuvent dans des histoires insolites obéissant peu aux codes narratifs dominants. Les personnages « secondaires » signifient des choses importantes (comme dans le mécanisme du rêve dit du « déplacement », selon Freud), et le familier, le quotidien y sont rendus étranges. Ainsi, dans Paterson au début, Laura fait un rêve où il est question de jumeaux. Juste après, dans ses déplacements, le héros va croiser une série de jumeaux... Le choix esthétique de la marginalité, du décalage, des mécanismes du rêve paradoxalement déclenche, dans le cinéma de Jarmusch, l'éveil du spectateur.
Tout comme l'absurdité énigmatique du koan dans le bouddhisme zen peut favoriser l'illumination.
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