Le Musée de Vence présente un ensemble de peintures, dessins et sculptures de Franta (jusqu'au 21 mai) sous le titre Le temps d'une oeuvre (qui sera complétée par une autre exposition, à la Chapelle des Pénitents blancs, du 25 mars au 21 mai). Il s'agit de récapituler une oeuvre particulièrement dense et impressionnante dans la ville même où l'artiste tchèque a choisi de s'établir depuis 1958. Je me souviens que pour illustrer le carton d'invitation de l'une de ses expositions, en 2007, Franta avait choisi une photographie le représentant dans son atelier en train de manipuler un grand tableau : Prime-time ou Au nom de qui, au nom de quoi ? (2001). Derrière lui, une peinture issue de ses séjours à New York où l'on distinguait deux chiens agressifs (Rage, 1995, acrylique sur toile, 200 x 200 cm, que l'on retrouve à Vence). Prime -Time revenait sur le thème de la chair torturée, mais dominée par une forêt de micros évoquant à la fois l'omniprésence et l'impuissance de la surmédiatisation contemporaine. Quant à Rage, le tableau évoquait une scène dont le peintre avait été témoin : deux molosses furieux déchiquetant un malheureux passant dans une rue du Bronx. Deux représentations de la violence, de la douleur, de l'inhumanité du monde, bref : du mal qui parcourt pratiquement tout l'oeuvre du peintre (aux seules et importantes exceptions de ses tableaux nostalgiques africains comme Eden, 1985, acquis par le Solomon R. Guggenheim Museum de New York). Franta, par le moyen de ce carton, indiquait que l'axe central de son inspiration, pour lui, tchèque ayant successivement vécu le nazisme, le communisme et maintenant la crise générale des valeurs en Occident, reste bien l'insupportable présence du mal.
Il n'y a qu'une question fondamentale, à laquelle aucun philosophe, aucun artiste n'échappe, celle dont la morsure est à l'origine de sa vocation de penseur ou de créateur, c'est-à-dire : qu'en est-il du mal ? Franta est pénétré par la certitude que, dès qu'un homme ouvre les yeux, c'est sur la douleur : à commencer par celle éprouvée par les jeunes mères encore écartées et sanglantes de Naissance (1978) et de Maternité (1999). Et dès qu'un homme maîtrise le langage, il apprend qu'il ne vit que pour la mort et qu'entre naissance et mort, il n'y a que la violence. Cela s'appelle l'intolérable, et la question qui sous-tend l'oeuvre de Franta est de savoir pourquoi il se fait qu'on le supporte. Franta ne propose pas une plainte de plus à propos du monde mauvais : il construit des peintures et des sculptures qui évoquent certes la violence, mais qui d'abord la contredisent en tant qu'ils sont des objets esthétiques. Car l'objet esthétique tend à échapper à l'Histoire : il est moins le témoin d'une époque historique donnée que la source de son propre monde et de sa propre histoire, dont la loi fondamentale est l'adéquation de l'apparaître à l'être.
Revenons à Prime-Time. Il y a des tableaux dont je me détourne aussitôt que j'en ai identifié le sujet, car leur fonction ne consiste en rien d'autre que de représenter ce sujet. Ici c'est autre chose : si le « sujet » indiqué par le titre est Prime-Time, il est prolongé par deux questions : Au nom de qui ? Au nom de quoi ? Le peintre ne représente pas, il questionne. Et il questionne avec une intensité particulière : voyez le caractère dramatique des grandes balafres chromatiques noires et rouges (pour signifier des structures surchauffées, éclatées, effondrées : le tableau a été peint aussitôt après le 11 septembre). Ces balafres sont placées de part et d'autre de la chair quasi liquide. Elles aussi sont des questions, qui ne redoublent pas celles du titre. Nous savons que Franta enseigne qu'il ne faut plus tolérer l'intolérable, et nous voyons qu'en provoquant un étonnement esthétique, il suscite notre réflexion tout en la déboutant. Du grand art.
www.franta.fr
|