« Il existe un tableau de Klee qui s'appelle Angelus Novus. Il représente un ange qui a l'air de s'éloigner de quelque chose qu'il regarde avec fascination. Ses yeux sortent de la tête, sa bouche est ouverte et ses ailes tendues. L'ange de l'histoire doit avoir cette expression. Son visage est tourné vers le passé. Là où une chaîne d'événements apparaît devant nos yeux, il ne voit qu'une seule catastrophe qui ne cesse pas d'accumuler des débris et de les lui jeter aux pieds », écrivait Walter Benjamin.
L'exposition du photographe Stéphane Duroy (Again and again au Bal, jusqu'au 9 avril, puis chez Leica, au 105-109, rue du Faubourg Saint-Honoré) pourrait sans aucun doute intégrer cette citation parmi les autres, percutantes, qu'on y trouve, projetées au milieu d'oeuvres sombres, granuleuses, et profondément marquées par la désolation. Car, nourri de Kafka, Beckett, Duras, Brecht, etc., le photographe est à l'affût de réalités où perce le négatif, témoignant des catastrophes historiques du XXème siècle (les deux guerres mondiales, le nazisme, le stalinisme), de la dégradation continuelle de nos valeurs humanistes, du ténébreux envers de l'ardent Progrès. Quarante années d'un périple tourmenté sur les traces de la vieille Europe et son histoire tragique (L'Europe du Silence), des laissés pour compte de l'Angleterre néolibérale de Thatcher (Distress), enfin du nomadisme américain et de ses désillusions (« Nous les Européens, avons construit le rêve américain, cette illusion monumentale à laquelle chacun de nous fait semblant de croire », dit Stéphane Duroy) : Unknown est le livre de photos produit à partir de cette errance, de Coney Island jusqu'au Montana.
L'unité de ton frappe immédiatement le visiteur. Ni photographies documentaires, ni recherche de sensationnel, mais convergence d'une intériorité grave et d'un extérieur morne ou ravagé. « Je me crée un monde et ce monde déclenche en moi un désir d'images », confesse le photographe, qui incite le visiteur à entrer en relation avec cette rencontre visuelle du psychologique et de l'historique. Berlin Est, Douaumont, Auschwitz... Comment extraire de ces lieux, empreints à jamais d'une histoire traumatique, les traces, les indices qui à la fois ancrent la signification de la photographie et ne dérogent pas à une ligne esthétique ? Alternant petits et grands formats, travaillant sur les contrastes heurtés de noir et de blanc, indifférent aux séductions du « piqué », Stéphane Duroy sélectionne patiemment ces lieux qui semblent recéler un esprit, dissimuler des fantômes, bâillonner un long cri. Il cite Kafka : « On photographie des choses pour se les chasser de l'esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux ». Difficile pour le visiteur de se chasser de l'esprit certains paysages !... On dirait que le seul fait de les parcourir oblige à traverser son propre désespoir.
Au sous-sol de l'exposition Again and again, une installation originale réalisée à partir du matériau de la dernière série, Unknown. Coupées, collées, montées, scarifiées, gribouillées, associées à d'autres éléments, les photographies connaissent un nouveau destin de visibilité entre les mains d'un photographe devenu plasticien... Sauf que la même poésie d'amère déréliction que dans les photos du rez-de-chaussée inspire cette installation, à découvrir en partie dans des vitrines. Fannie Escoulen et Diane Dufour, commissaires d'exposition, commentent ainsi le travail à partir de ces nombreux exemplaires d'Unknown : « S'échafaude peu à peu une archéologie de la mémoire, une sédimentation de matières brutes qui résistent et échappent, au récit, au rendu, au raccord. Bien au-delà de la photographie. Témoin d'un monde devenu irrespirable, Stéphane Duroy déracine son langage ». Au fil des années, le photographe et plasticien a fabriqué une trentaine de variations différentes et uniques du même livre-objet de photos. Certains visiteurs pourraient recevoir cette tentative de produire rageusement des variations à partir du même substrat comme une manière de signifier qu'en deçà des événements historiques particuliers, « il ne voit qu'une seule catastrophe qui ne cesse pas d'accumuler des débris et de les lui jeter aux pieds », ainsi que l'écrivait Benjamin. En somme « again and again », comme le titre de l'exposition...
Interpellé par ces grandes photos noir et blanc placardées sur les murs comme des affiches ou par ces longues citations, blanches sur fond noir, ou encore par le recyclage obsessionnel de ce livre de photographies, le visiteur peut ressentir comme un appel répété de détresse, dont le photographe s'est fait l'enregistreur. Voilà que ces photos rugueuses se mettent à parler... Pourquoi ces millions de morts dans les deux guerres mondiales ? Pourquoi cet immense gâchis d'une révolution, d'une utopie transformées en la pire des oppressions ? Pourquoi cette violente loi d'airain du marché qui exclut, écrase les plus fragiles ? Pourquoi ce rêve américain devenu « cauchemar climatisé » (Henri Miller), pourquoi ?
Étrangement le périple se referme en un théâtre d'ombres gémissantes, et le théâtre en un esprit agité sous un crâne. Stéphane Duroy dit : « Ce parcours obsessionnel forme aujourd'hui un théâtre clos préfigurant l'enchaînement de nos comportements, la survie en groupe, le pouvoir et ses luttes, l'échec, l'amertume, le rejet, la fuite enfin... »
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