Bernard Rancillac, à 86 ans, est parvenu à l'âge des rétrospectives : le musée de la Poste lui en offre une de grande ampleur dans le vaste espace Niemeyer de la place du colonel Fabien (jusqu'au 7 juin). Toutes ses grandes étapes sont représentées, particulièrement celle de l'invention de la Figuration narrative, qui lui est largement due. Je me souviens l'avoir interrogé il y a quelques années sur les contours de ce groupe célèbre de la Figuration narrative que j'évaluais à une douzaine d'artistes dont je supposais qu'ils se réunissaient de temps à autre. « Pas une douzaine, avait-il répondu, on est cinq ou six tout au plus. Si nous ne nous réunissons pas, c'est peut-être que nous avons trop d'années communes... » Il voyait là une illustration d'un phénomène général : la vie sociale artistique lui paraissait endormie, peut-être parce que les artistes ont perdu tout pouvoir dans leur propre domaine. Dans sa jeunesse, le comité du Salon de Mai, exclusivement composé d'artistes, représentait un pouvoir considérable. « C'étaient ces artistes-là qui permettaient aux jeunes peintres de montrer leur travail dans un lieu recherché, prestigieux. Exposer au Salon de Mai, c'était être reconnu, c'était le commencement normal d'une carrière de peintre. »
Aujourd'hui, le Salon de Mai a disparu, et le regretté Salon de la Jeune Peinture a été remplacé par le Salon de la Jeune Création qui ne parvient pas à jouer le même rôle. Les jeunes doivent adopter des stratégies qui n'ont rien à voir avec l'art pour se rendre visibles. Par ailleurs, il n'y a plus guère d'artistes directement en prise avec l'actualité, comme l'est toujours Rancillac, attentif à l'Histoire « qui chaque matin, me rattrape de sa horde d'événements sauvages et sanglants. » Ce n'est pas une malédiction, précisait-il, c'est plutôt une chance. « D'abord parce que c'est grâce à la politique que je fais de la peinture. Dans un univers plat, sans événements, je serais désespéré. Il faut pouvoir émettre une protestation pour faire de l'art en ce qui me concerne. Je plains les abstraits géométriques... »
Rancillac, c'est la politique et la femme, sujets de l'essentiel de son oeuvre, traités à partir de photographies. L'emploi systématique de la photographie a obligé l'artiste à découvrir une manière originale de peindre, de mettre le cliché au service de la peinture. Mais le document d'origine n'est jamais montré. En visionnant sur écran, à l'AFP, des photographies au moment de la guerre américaine en Irak, Rancillac s'est instinctivement arrêté sur un cliché représentant un personnage à ses yeux particulièrement inquiétant qui était alors inconnu. C'était Moktar Al Sadr, aujourd'hui de triste mémoire. Rancillac avait décelé en lui une aura inquiétante. « Il y a des photographies qui transmettent ce genre de choses : ce sont celles-là qui peuvent entrer dans la fabrication de ma peinture... » Ainsi est allée la peinture de Rancillac au long des décennies, où l'on retrouve la « bande à Baader », les militants de la révolution culturelle chinoise ou les combattants de Tchétchénie. Rancillac ne prend jamais parti à propos de la scène française, mais cet affamé de journaux est à l'évidence un peintre politique dont le champ d'observation est universel, en même temps qu'un amoureux du jazz, du sport et des femmes dont cette rétrospective, complétée par une exposition à la Maison Elsa Triolet-Aragon de Saint-Arnoult-en-Yvelines (jusqu'au 14 mai) rend parfaitement compte.
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