Rêve diapré émergeant de la brume, labyrinthe de ponts, impasses et venelles, décor de théâtre mystérieusement posé sur l'eau, cité magique où l'on vient, dans sa magnificence délabrée, mourir ou renaître, Venise l'éblouissante est prédestinée aux fêtes. À la fête, institution sans âge faisant renaître la vie sociale d'un joyeux chaos, tout comme le phénix, oiseau légendaire qui se brûle lui-même et, magnifique, renaît de ses cendres... Venise vouée à la fête avec toutes ses folies et transgressions, puisque la fête est aussi, comme l'écrit Levi-Strauss « désir de désordre, ou plutôt de contre-ordre ».
L'exposition au musée Cognacq-Jay (jusqu'au 25 juin) intitulée Venise en fête de Tiepolo à Guardi nous rappelle, peintures et textes à l'appui, que prospères et festives furent les dernières décennies de la Venise indépendante avant que, le 12 mai 1797, l'abdication du doge Manin devant les troupes de Bonaparte ne mît fin à plus d'un millénaire d'existence de la République sérénissime. « Pas une semaine, voire un jour, sans que ne soit célébré un saint du calendrier, un prince régnant ou tout autre événement propice aux réjouissances, attirant pour l'occasion l'Europe entière. Au XVIIIe siècle, Venise est une fête », rappelle le texte introductif de cette exposition que ses commissaires (Rose-Marie Herda-Mousseaux et Benjamin Couilleaux) ont voulu didactique, très historique, bourrée de ces détails qui font la vie (extra)ordinaire des Vénitiens à cette époque. Les dessins, peintures, en nombre limité, illustrent et transcendent de leur somptuosité chromatique cette évocation d'un âge d'or. Et de superbes costumes, reconstitués, témoignent d'une élégance, d'un faste, d'un excès que le carnaval actuel, qui se déroule à la fin février, ne cesse de commémorer.
La première salle évoque les fêtes privées du peuple et de l'aristocratie (ridotti). La seconde montre l'importance du théâtre et de l'opéra dans une ville qui est en elle-même une scène. La troisième salle nous montre que Venise constitue un lieu idéal où peut se déployer la liturgie, le spectacle du pouvoir. La quatrième salle ne manque pas de mentionner le rôle éminent du Carnaval... Ce qui émerge peu à peu de l'exposition, outre la richesse de la ville et les occasions multiples de sociabilité, l'importance des rituels et cérémonies, c'est bien entendu cette école picturale vénitienne, avec à la fois son réalisme du détail, réjouissant, et la vivacité stimulante de ses couleurs.
Les voyageurs venaient alors de l'Europe entière, attirés par toutes ces fêtes, la musique, la danse, le jeu, l'opéra, le théâtre (Venise possédait alors jusqu'à huit théâtres publics, ce qui est exceptionnel), la Cité des Doges produisant sans doute les premiers touristes, amateurs déjà de vues peintes sur des sites célèbres, les vedute (origines à leur façon des cartes postales) dont Canaletto et Guardi se firent une spécialité (le premier usant parfois de... l'ancêtre de l'appareil de photo, la chambre noire). Ces touristes venaient aussi pour le fameux carnaval (on mentionne le premier en 1094) qui était longues réjouissances et mascarade, le masque dissimulant origine sociale et apparence physique. Ce carnaval vénitien correspondait également à une licence des moeurs, la prostitution et d'éthyliques levées des inhibitions transgressant la morale habituelle.
La peinture de Tiepolo, ici présentée par quelques oeuvres, doit être saisie dans tout cet environnement culturel et festif, illuminée par les derniers feux de ce monde aristocratique. Admirée dans cet écrin de frivolité qu'est la république de Venise au XVIIIe siècle… Mais comment ne pas être frappé par son exubérance formelle, par l'originalité de ses compositions, par ces quelques emprunts naturalistes et le dynamisme des personnages, qui vont bien au-delà des superficialités du style rocaille ? Au niveau supérieur du musée, on redécouvre ce chef d'oeuvre, Le Banquet de Cléopâtre : restauration, études scientifiques ont permis de mieux scruter le sens et la forme de cette étude peinte en vue d'une toile monumentale. La splendeur théâtrale de l'architecture, le luxe des vêtements et des accessoires, l'éclat des couleurs évoquent bien entendu Venise !... Avec Pietro Falca, dit Pietro Longhi, nous trouvons le peintre idéal pour relayer par l'image toutes les notations historiques proposées ici et concernant la vie quotidienne à Venise en ce temps-là. Qui, mieux que lui, exerce son attention sur les intérieurs de la société bourgeoise autant que sur les poupées et poupons costumés qui les habitent ? Qui mieux que lui montre le petit peuple vénitien et son ordinaire ? La peinture Le Charlatan constitue une merveilleuse étude de moeurs ! Quant à Francesco Guardi, on s'arrêtera sur cette oeuvre étonnante, révélatrice des splendeurs de la Sérénissime, Le Doge Alvise IV Mocenigo porté sur la place Saint-Marc : on y admire le travail subtil sur la luminosité, l'unité de ton et la multiplicité du détail. D'autres peintres (souvent des petits maîtres et formats) viennent évoquer cette période dont le déclin fut aussi spectaculaire qu'un rougeoyant crépuscule d'été.
Exposition limitée, se plaindront certains, trop axée sur la petite histoire. Mais, que tout spectateur garde un a priori enthousiaste sur la Sérénissime, ou que l'évocation ait au final été réussie, peu importe, la fête vénitienne redémarre dans nos esprits...
|