Hors théorisation et statistiques, le théâtre peut observer sous la « loupe » de la scène des questions de société en les vivifiant par le drama... Jusqu'au 23 novembre au Théâtre 14, Exit, adaptation théâtrale du documentaire du lausannois Fernand Melgar et sur un texte de Karine Dubernet et Benjamin Gauthier, nous parle d'un sujet de société grave et clivant : l'euthanasie, le suicide assisté. Qu'il s'agisse de maladies incurables et/ou génératrices de grandes souffrances ou bien de dépressions que rien ne peut juguler, le droit à mourir avec l'aide du corps médical et dans la dignité, en s'épargnant l'amateurisme dangereux des suicides ratés, semble devoir s'imposer moralement. Mais le serment d'Hippocrate (« Mon premier souci sera de (...) préserver ou de promouvoir la santé »), les dogmes de la religion (catholique en particulier), certaines représentations collectives (n'est-ce pas une forme d'exécution capitale, même si une personne l'a choisie ?), la fréquente opposition des familles concourent à rejeter le droit à l'euthanasie, sauf dans certains pays comme la Suisse. Le décor de la pièce situe justement l'action dans ce pays de lacs et montagnes. On assiste au travail concret des bénévoles de l'association Exit (créée en 1982), obéissant à des règles strictes, très prudents, mais respectueux au final de la volonté de celles et ceux venus mettre fin, avec leur aide et le rôle décisif d'un médecin, à une vie devenue intolérable... Une pièce éminemment dramatique, aidant les spectateurs à mieux comprendre cette brûlante question de société.
Librement adapté du film L'arbre, le maire et la médiathèque (1993) d'Eric Rohmer, le spectacle éponyme que met en scène Guillaume Gras (jusqu'au 30 novembre au Théâtre de Belleville) est un pétillant conte social, traité sous le mode chahuteur de la farce... Avec brio il parvient à nous entretenir de questions aussi complexes, sérieuses, voire austères, que la décentralisation, la coupure ville/campagne, l'urbanisation galopante (avec, en corollaire, la désertification du pays), la démocratisation culturelle, enfin les discours idéologiques enveloppant tous ces thèmes, sans nous ennuyer une seule seconde... Et, pour ce faire, rien de mieux qu'utiliser d'abord la satire. Elle se manifeste par une série de portraits acides. Voici le maire socialiste de Saint-Juire, petit village de Vendée, dont la langue de bois à souhait débite ses copeaux ; voilà une autrice parisienne, Bobo mondaine pour qui la campagne restera toujours un mouroir ; et voici le libéral-type avec ses « éléments de langage », dirions-nous aujourd'hui, qui se moque de l'instituteur, écolo de service, taxé de réactionnaire, etc. La seule qui tire son épingle de la réjouissante satire est une journaliste de bon sens pratiquant le doute méthodique... Le spectacle, très alerte et enjoué, commence par un cours (idéal pour les « scolaires » !), prend à témoin le public, mobilise des accessoires rigolos, marque des scansions musicales, comme pour dédramatiser de graves problèmes structurels (cf. les travaux de Christophe Guilluy) qui pèsent de plus en plus dans l'actualité, des « gilets jaunes » abandonnés dans le périurbain jusqu'aux néo-ruraux cultivant le travail en « distanciel ». Mais on peut interroger le propos de cette mise en scène farcesque : est-ce là promouvoir une pédagogie légère, ou ne pas accorder tant d'importance à ces questions sociales, ou jouer avec ces thèmes pour créer un charmant spectacle ?
Jusqu'au 5 janvier 2025 au Théâtre Hébertot Pauvre Bitos - Le dîner de têtes de Jean Anouilh, dans une mise en scène de Thierry Harcourt, nous parle de la société à plusieurs niveaux, mais appréhendée par un misanthrope : Anouilh (1910-1987). On peut d'abord se désoler de voir qu'une distraction de « classe » consiste à inviter quelqu'un (Bitos) à un dîner fin pour se payer sa tête (le film Le Dîner de cons de Francis Veber, avec Jacques Villeret en victime, s'inspirait de la pièce d'Anouilh), et cela même si l'on est confiné dans une petite ville de province où l'on s'ennuie, où les rancunes sont tenaces, où l'on se raidit sur les différences de classes. Ces notables en veulent en effet à Bitos (touchant Maxime d'Aboville), fils de prolétaires et bon élève, d'être devenu un magistrat bardé de diplômes... Mais il y aurait une autre raison d'en vouloir à cet André Bitos : c'est qu'il fut un juge impitoyable envers les « collabos » après la Libération de 1944... La pièce d'Anouilh (et c'est son second niveau), créée en 1956, fit scandale parce qu'elle semblait, à travers tous les personnages vengeurs, dénoncer l'inhumanité hypocrite de l'épuration. La fracture de la société française entre collaborateurs actifs et résistants sous l'Occupation refit alors surface, et si la majorité de la critique, sauf dans quelques journaux d'extrême-droite, étrilla la pièce, celle-ci connut un certain succès. Le troisième niveau de la pièce renvoie, lui, à la Révolution française, puisque tous les invités sont costumés et interprètent un éminent personnage de cette époque (Mirabeau, Danton, Saint-Just, Marie-Antoinette, etc), Bitos étant Robespierre. Et là, nouveau règlement de compte : l'intransigeance révolutionnaire est ici psychologiquement réduite à une surcompensation d'impuissance, et ridiculisée. Mais, comme Anouilh n'entend pas endosser de costume pétainiste ni maurrassien, et parce qu'il reste un anarchiste de droite au fond désespéré, il renvoie tous ses personnages à la médiocrité, à la bassesse du jeu social. La pièce, dérangeante, vaut surtout par ses répliques et le jeu « en abyme » des comédiens.
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