Sans doute parce que nous sommes les enfants du Mythe et parce que le réel sans ménagements nous rappelle notre finitude, nous avons besoin de nous raconter des histoires... Sur ce que nous sommes, sur ce que nous vivons, sur nos amours. À partir de cette réflexion, la pièce de Jean Anouilh (1910-1987), Léocadia, réussit une brillante illustration théâtrale, qui sans nul doute enchantera les spectateurs (jusqu'au 27 juillet au Lucernaire). Léocadia fait partie de la série des « pièces roses », une série rare dans le contexte pessimiste fondamental de l'oeuvre. Elle se termine bien, et Francis Poulenc avait composé pour la pièce une mélodie célèbre, « Les Chemins de l'amour », interprétée par Yvonne Printemps. Au conte fantasque et à la convaincante parabole, se joint une analyse acerbe, pertinente, inattendue des classes sociales dans leur rapport à l'amour... L'histoire : il a suffi de trois jours pour qu'un jeune prince tombe follement amoureux d'une cantatrice roumaine, Léocadia Gardi, hélas morte ensuite accidentellement. De cet amour perdu il ne se remet pas. Sur ce que fut leur rencontre, sur ce qu'aurait pu être leur liaison, il se raconte une histoire interminable, d'autant plus embellie, mythifiée, que nul élément du réel ne peut la contredire désormais. Le prince s'installe dans une dépression aggravée par son narcissisme oisif. Ah, se mirer à travers l'histoire romanesque du Grand Amour perdu ! Alors sa duchesse de tante, qui l'adore, pour le consoler a fait reconstruire dans son immense parc tous les décors des lieux que, pendant ces trois fameux jours, le prince et Léocadia ont fréquentés. Et même des figurants sont payés pour accomplir les gestes des personnes croisées alors ! Il ne manque plus que trouver un sosie de Léocadia... Et c'est Amanda, qui se trouve être une petite modiste prolétaire, ayant donc à jouer le rôle de la cantatrice disparue. Alors à ce niveau, par la bouche du prince, méprisant du haut de son rêve et de sa classe, et d'Amanda, réaliste par besoin et nécessité, Anouilh, en dialogues percutants, se permet une sociologie du sentiment amoureux selon les classes. Elle vient enrichir d'un audacieux réalisme ce conte de fée rayonnant de fantaisie. Ingénieusement, la mise en scène de David Legras symbolise par un manège ce disque rayé mental - le Grand Amour - que se joue continuellement le prince. Et ce manège, quelques accessoires miniaturisés constituent aussi des objets-signes qui s'adressent à l'enfant en nous. C'est en effet lui qui aime se raconter des histoires ! La compagnie des Ballons rouges a trouvé un bon équilibre d'interprétation entre le caustique, le fantasque et le poétique de Léocadia. Le prince va enfin sortir de son rêve éveillé, trouver la voie d'un retour au réel qui n'est pas seulement générateur de déception, mais aussi, tout de même, de libération. Et nous nous en trouvons fort heureux, pour et avec lui.
Le plomb fondu de la passion a coulé dans deux moules, le mari et l'épouse, dans une petite boîte, le mariage... Le désenchantement matrimonial s'est peu à peu substitué à l'idéalisation de l'autre, laquelle avait déjà succédé aux vertiges du choc amoureux. Sauf à rompre, il faut à tous prix maîtriser ces transformations et dégradations en élaborant un bonheur conjugal, plus serein, souvent en rapport avec le bonheur familial. Dans son roman, Le Bonheur conjugal (traduit en français sous le titre Mon mari et moi), Léon Tolstoï (1828-1910) décrit avec une grande finesse psychologique ces sentiments variés et successifs. Par une empathie qui étonne, il se met et s'exprime à la place d'une jeune fille, Macha, qui va découvrir son amour pour Sergueï Mikhaïlitch, vieil ami de la famille, d'une vingtaine d'années plus âgé qu'elle, l'épouser - puisque l'attirance est réciproque - et progressivement se rendre compte de différences d'attitude, conséquentes et dommageables. Il n'aime pas les mondanités, les vanités de Saint-Pétersbourg, alors qu'elle adore plaire, briller, s'amuser. Leur relation en pâtit de plus en plus jusqu'à ne devenir qu'une vague amitié polie. Une prise de conscience commune sauvera le couple de cette issue médiocre. La mémoire de leur grand amour originel va contribuer à ce qu'un bonheur conjugal s'édifie, sur de nouvelles valeurs et satisfactions... Adapté pour la scène par Françoise Petit, Le Bonheur conjugal (au Théâtre de Poche Montparnasse, le vendredi, samedi et dimanche) est devenu l'occasion pour la comédienne Anne Richard de nous enthousiasmer par tout son talent, expressif et mimétique. Elle joue son personnage et Sergueï (que Jean-François Balmer se contente d'incarner épisodiquement d'une muette présence), elle est Macha à 17 ans et Macha bien des années plus tard, devenue mère et épouse traditionnelle. Elle se fait l'âme vibrante de ce couple, si représentatif de tant d'autres, mais en même temps daté (pudeur de la confidence), inscrit dans son époque. Pour ponctuer en musique cette histoire du sentiment amoureux, du rêve à la réalité, Françoise Petit a confié à Nicolas Chevereau le soin de l'accompagner au piano (sonate Quasi una fantasia de Beethoven, opus 27 n°1 et n°2), et il y réussit magistralement. Un décor très simple et des lumières d'Hervé Gary ont suffi à donner présence à un personnage discret mais enveloppant : la nature. Au sein de laquelle le couple, formé, disjoint puis reconstitué, pourra finir heureusement ses vieux jours.
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