Qu'elle soit provoquée par une misère endémique, d'épouvantables conflits, de lourds dérèglements climatiques, une situation politique intenable, l'immigration (fait d'arriver dans un autre pays pour tenter de s'y installer) reste une réalité dramatique, voire tragique, que la photographie a le plus souvent documentée par de bouleversantes représentations de foules humaines misérables, confrontées à des obstacles de toutes espèces. Certains photoreportages du Festival « Visa pour l'Image » nous ont ainsi montré comment la Méditerranée est devenue un vaste cimetière de migrants, ou comment certaines voies de l'immigration sont devenus les étapes d'un calvaire effroyable (cf. reportage de Federico Rios Escobar sur le Darién - Verso Hebdo du 5-10-2023). Il semble que la photographie ne puisse pas faire mieux qu'aligner tous ces reportages pathétiques... Mais deux expositions sur ce sujet, à Paris, se démarquent, et par des biais très différents, de ces types habituels de photographies.
Elle est en effet très originale, cette démarche du photographe américain Raymond Meeks (lauréat du programme Immersion de la Fondation Hermès) consistant à ne pas photographier les immigrés, « mais plutôt les lieux et les traces de leur itinérance ». Jusqu'au 5 janvier à la Fondation Henri Cartier-Bresson, l'austère exposition Raymond Meeks - The Inhabitants (Clément Chérioux commissaire), accompagnée de textes écrits par l'écrivain américain George Weld, d'une grande délicatesse poétique et parfois crayonnés sur le mur, suscite plus un sourd accablement, une mélancolie diffuse que l'habituelle commisération. Majoritairement en noir et blanc subtil, de moyen format, ces photographies ont été prises en France, à la frontière avec l'Espagne et sur les côtes du Nord vers Calais, dans des espaces ayant ceci de commun qu'ils sont lieux de passages pour les demandeurs d'asile. Le choix de ce qui est montré joue comme la métaphore physique, sensible de ce à quoi l'immigré est en butte le plus souvent : l'inhospitalité... Chaînes, barbelés, béton armé, fils de fer blessants, morceaux de grillage rouillé, terrains vagues jonchés de caillasse, remblais rugueux sur les bas-côtés d'autoroutes et de chantiers occupent la photographie comme des forces revêches, hostiles. Et, avec ses ronces, ses talus raides et ses enchevêtrements agressifs, même la nature semble dire à ces migrants qu'ils restent indésirables ! Heurté par des noeuds de végétation hérissée, dans certaines photos le regard du visiteur semble ne jamais pouvoir se poser. Mais il va parfois découvrir une chaussure dans la terre ou quelque chose d'abandonné, de perdu par le réfugié durant la désolation de son cheminement. Des morceaux de la sculpture accablée de Rodin, Les Bourgeois de Calais, apparaissent également dans cette rude série photographique (en même temps très composée) que les rares clichés en couleurs, quelquefois verdâtres, n'adoucissent guère. Photographies abruptes pour une misère sans âge.
Tout au contraire, l'exposition d'Olivier Jobard (lauréat 2022 du Prix de Photographie Marc Ladreit de Lacharrière), jusqu'au 24 novembre au Pavillon Comtesse de Caen de l'Académie des Beaux-Arts, Notre famille afghane, souvenirs d'une vie envolée, aux chatoyantes couleurs, ne montre que certains immigrés, de plus en voie d'intégration plutôt réussie... Ce qui constitue un autre type d'écart par rapport à la plupart des photographies sur ce thème. Le photojournaliste Olivier Jobard étudie les questions migratoires depuis plus d'une vingtaine d'années, nous rappelle Éric Karsenty, commissaire de l'exposition. Mais, loin des images de groupes en détresse et anonymes, sa démarche spécifique consiste « à individualiser la migration ». Donc des physionomies que l'on retrouve, des identités. Plus précisément la fratrie de Ghorban, un tout jeune afghan qui, en 2010, a tendu la main à Olivier Jobard, dans un parc près de chez lui. Début d'une longue histoire, largement illustrée. « Il avait parcouru 7000 km en clandestin, à 13 ans », raconte bouleversé le photojournaliste qui, avec son épouse Claire Billet, a filmé et régulièrement photographié le jeune Ghorban aménageant son intégration en France durant huit ans... En 2017, Ghorban décrochait son bac et obtenait la citoyenneté française. Olivier et Claire l'ont accompagné quand il a filé un temps pour retrouver sa famille, dans le village de Sang-e Zard, perdu au centre de l'Afghanistan. Ils furent aussi présents avec lui lorsqu'en août 2021, il s'était agi, à distance, de favoriser l'évacuation de la fratrie au moment où les talibans reprenaient le pouvoir. Aziza, Sima, Mehrab et Sohrab furent installés à Piriac-sur-mer, et une relation se nouait peu à peu entre les adolescents afghans et la famille d'Olivier Jobard... On sort ici du photojournalisme habituel vers une implication directe, intime. « Demande d'asile », « D'une vie à l'autre », « Les parents adorés », « Une vie rurale », etc. : tous ces épisodes ponctuent une exposition chaleureuse de photographies personnalisées, légendées. Et que surmontent des phrases touchantes, parfois naïves. Installation et acculturation progressives, contrastes culturels : « Le jour de mon arrivée, j'ai vu une femme qui portait un short. C'était un grand choc ! J'ai rougi et caché mes yeux », dit un jeune Afghan. Un aspect de l'immigration : le regard de l'Autre.
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