Le directeur de la Maison européenne de la photographie, Simon Baker, n'a pas oublié d'où il vient... Diplômé de l'University College of London, ancien directeur du département Photographie et Art International à la Tate Modern, ce Britannique connaît très bien sa nation d'origine, la scène artistique londonienne, anglaise. Et, au-delà de l'exposition Music + Life (jusqu'au 18 mai à la MEP), une exposition « musicale » à succès, d'ailleurs coorganisée par The Photographer's Gallery à Londres, large rétrospective sur le photographe Dennis Morris - caribéen émigré à Londres au début des années 60 -, transparaît tout un captivant reportage sur l'Angleterre d'alors, sur la vitalité extraordinaire de la musique là-bas, dans les années 70, suscitant la nostalgie des uns et l'enthousiasme des autres... Cela vaut d'être précisé d'emblée à destination du visiteur, parce que l'ambiance musicale et tonique qu'ont su créer les commissaires d'exposition, Simon Baker et Laurie Hurwitz, le prestige dont jouissent encore Bob Marley, le mouvement Punk et la mythologie d'une jeunesse rebelle dans l'Angleterre de Thatcher sont au moins aussi importants ici que la qualité intrinsèque des photographies, qui ne sont pas spécialement originales ou novatrices. En effet, à partir du moment où ces clichés sont publiés dans des magazines (Time Out, NME), vont illustrer des pochettes de disque, ils serviront essentiellement à la promotion la plus large des musiciens en question vers leur public déterminé. Dès lors toute une iconologie, toute une mise en scène prévisibles, attendues par leur jeune public vont majoritairement s'imposer. Il faut ainsi que Sid Vicious (« les Sex Pistols ») grimace insolemment et que Bob Marley fume un pétard de ganja... Et donc il n'est pas surprenant que le photographe Dennis Morris soit à la longue devenu un directeur artistique apprécié, capable de penser les codes visuels de la musique.
Cependant, avant de s'être immergé dans le monde musical et le star-system, Dennis Morris (né en 1960) avait réalisé des photographies documentaires émouvantes sur la communauté noire de Hackney. Growing up Black nous montre, avec tact, simplicité, justesse du regard scènes de rue, jeux d'enfants ou cérémonies. Il y a cette photographie d'un mariage mixte (Wedding - Hackney Town Hall 1971) dans laquelle la mimique de la mariée noire contraste vivement avec celle de son époux blanc... À cette époque-là, Morris était influencé par Gordon Parks, Capa, McCullin. Et quand il documente dans Southall la communauté sikh de Londres, ses portraits vivants, chaleureux, participent d'une photographie « humaniste ». Tendresse complice également dans la série This Happy Breed, un amusant regard sur la classe ouvrière britannique. Dennis Morris, alors, indépendant du show-business et de son imagerie, exprime sa personnalité, confie l'histoire intime de son assimilation progressive à la société anglaise. Mais on doute que ce regard-là ait assuré le succès de l'exposition...
Quel contraste avec l'exposition Genesis Platinum des photographies de Sebastião Salgado (jusqu'au 15 mars à la Polka Galerie), exposition rencontrant aussi le succès, mais pour une toute autre raison !... D'un côté la tumultueuse contre-culture, de l'autre le monde impassible de la nature ; d'un côté une temporalité courte, ramassée, et de l'autre les millénaires distendus du monde des origines. Nous évoluons tous entre ces deux pôles : l'actualité et l'éternel. Et l'une et l'autre se voient illustrés par une photographie de facture très différente. L'instantané là-bas, le bougé même, et ici une recherche sophistiquée des valeurs, des lumières, des nuances de gris, grâce à la technique de tirage au platine-palladium (inventée en 1873 par l'anglais William Willis), rien à voir ! Réalisée entre 2004 et 2012, à partir de trente voyages dans le monde entier, Genesis, cette oeuvre majeure du photographe brésilien (né en 1944) serait à ce jour l'exposition la plus vue dans le monde... La galerie Polka présente en exclusivité l'édition 4/16 d'un portfolio, réalisé en 2014 par l'artiste et composé de cinquante oeuvres sélectionnées, les plus « iconiques ». Des faunes et flores vierges, des vues grandioses ébahissant les visiteurs, des aperçus vertigineux, hallucinants d'une nature encore intacte, des hommes « primitifs » que le galop de l'Histoire a épargnés... Il faut chercher loin ces mondes rescapés, indemnes du « progrès », encore épargnés par la fureur extractiviste des sociétés industrielles ! Les jungles, les déserts, les forêts vierges, les pics inaccessibles que nous révèle le photographe Salgado dérangent gravement le petit homme dédaigneux et pressé des métropoles (le señorito satisfecho, aurait dit le philosophe Ortega y Gasset), convaincu de son importance mais qui n'est plus rien sans son portable. Or, du Bryce Canyon pendant une tempête de neige dans l'Utah jusqu'à une éruption volcanique du mont Nyamulagira au Congo, toutes ces photos en noir et blanc, d'une grandeur et d'une précision magistrales, semblent prévues pour nous remettre à notre place : celle très relative du grain de sable. Et sans doute avons-nous besoin qu'on nous rappelle de temps en temps notre finitude spatio-temporelle, quelque part dans l'infini et l'éternel... Et voilà pourquoi, pour des motivations bien différentes, l'exposition Genesis Platinum attire tant de monde.
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