Par son intelligence de la scène en ses entrées, sorties et jeux, admirablement maîtrisés, Georges Feydeau (1862-1921) a porté le genre du vaudeville à la perfection. Si l'effet global produit suggère l'absurde et la folie maniaque, il n'est pas vraiment utile d'en rajouter là-dessus par une mise-en-scène emphatique. En effet le savoir-faire, la maestria de l'auteur méritent d'être appréciés tels quels, avec toute sa gamme d'imprévus, quiproquos, malentendus, coups de théâtre et jeux langagiers. La pièce Un fil à la patte (1894) fut illico un immense succès, et l'une de ses pièces les plus jouées, entrant dans le répertoire de la Comédie-Française. Jusqu'au 27 juillet au Lucernaire, dans la mise en scène survoltée de Philippe Person et Florence Le Corre, et avec une bande de comédiens enthousiastes, voilà donc à nouveau cette histoire de célibataire aristocrate décidé enfin à quitter sa maîtresse, chanteuse de café-concert, pressé de rompre ce satané « fil à la patte » pour épouser une femme de son milieu. Si les moeurs, les thèmes et les personnages constituant la pièce sont datés, obsolètes, la mécanique de ces jeux de dupes et chassés-croisés fonctionne toujours à merveille, touchant même à l'essence du rire, si l'on fait sienne la définition de ce qui le provoque selon le philosophe Bergson : « du mécanique plaqué sur du vivant ». Certaines infidélités, quelques allusions contemporaines et ajouts d'actualisation ne contrarient guère cette admirable mécanique de haute précision conçue pour se détraquer. Non, ce serait plutôt le rythme qui s'emballe trop, et jusqu'à la confusion, la sarabande infernale qui nous font nous exclamer parfois « quel cirque ! », au sens de « quel tapage ! Quel foutoir !». Alors chacun appréciera le degré de chaos qui lui semble nécessaire pour qu'il sente pointer la folie...
Plus d'ambiance et moins d'exploits, plus de poésie et moins de paillettes, plus d'écriture scénique et moins d'addition de numéros : tel est ce qu'on appelle le « nouveau cirque », dont un bon exemple pourrait nous être fourni par le Cirque Altaï, fondé par Victor Cathala et Kati Pikkarainen, un duo franco-finlandais (c'était jusqu'au 22 juin, son spectacle À ciel ouvert au Théâtre du Rond-Point, qui nous reviendra). Une ambiance de ferme avec beaucoup de paille, une basse-cour plutôt agitée, des sonnailles rappelant un troupeau, enfin le rustique costaud de service (Victor Cathala). Oui mais attention, cette ferme, si c'en est une, reçoit la visite de musiciens raffinés qui jouent du violon et de la contrebasse, aussi d'une « coach » d'un genre particulier (Kati Pikkarainen) puisque ses incitations réitérées à la relaxation produisent l'effet inverse recherché. Au demeurant acrobate virtuose, elle forme en compagnie du costaud de service, un duo alliant énergie et sveltesse avec ou sans trampoline... Au fait, où sommes-nous vraiment ? Dans une place de village ou de hameau ? Dans un mélancolique campement de nomades ? Ou bien, comme c'était notre première impression, dans une cour de ferme où chacun tente de vaquer à ses occupations ? Nous raconte-t-on une histoire avec d'autres langages que celui des mots ?... Dans ce type de cirque, les performances s'inscrivent dans des tableaux, et les tableaux composent un imaginaire qui ne conclut jamais. Mais alors comment juge-t-on de la réussite de ces spectacles ? Justement lorsque ces différents éléments s'intègrent sans que cela paraisse tiré par les cheveux. C'est très difficile en réalité, et le cirque Altaï s'en tire d'autant plus correctement que son cocktail bien dosé de gags et nostalgie parvient en plus à nous enivrer.
Acteur et metteur en scène, Olivier Perrier (né en 1940) avait beaucoup expérimenté, notamment avec la truie Bibi, l'étonnant pouvoir d'attraction et l'imprévisibilité des animaux sur scène. Sauf à être dressés comme dans les cirques, les animaux « collaborent » à un spectacle en y introduisant dans la partition des notes aléatoires et parfois dissonantes, dont la mise en scène peut tirer parti... Le spectacle de et interprété par Johanna Gallard, Être vivant - Paroles des oiseaux de la terre (c'était jusqu'au 29 juin au Théâtre de l'Épée de bois) permet à la clown Fourmi de jouer avec un certain nombre de poules (Ariane, Micro, Barbara, Loulou, Jeanne, etc.) de races différentes, à qui une marge de liberté est nécessairement concédée, au point qu'elles peuvent quitter la scène et s'approcher des spectateurs de tous âges. Dans les exercices d'habileté qui leur sont proposés, la réussite est applaudie bien sûr ; mais l'échec s'avère distrayant, comique : le spectacle y gagne à tous les coups. D'autant plus que l'apparition et le retrait de ces poules s'effectuent à partir d'une cabane de ferme aux portes multiples, sorte de boîte magique semblant elle aussi actionnée par les caprices d'un malin génie. Dès lors la surprise - avec la pointe d'anxiété résolue par le rire qui souvent la caractérise - parcourt le spectacle entier. Le texte de François Cervantès que dit Johanna, empreint d'une sensibilité écologique, animalière, est ponctué de gloussements, enregistrés ou en direct, mimant un dialogue entre la clown timide, interrogative, et des poules inquiètes, on le comprend, pour leur sort. Au temps des monstrueux élevages industriels de volaille, cet humble et charmant cirque, ô combien respectueux des animaux, nous invite à d'autres rapports avec les poules que l'instrumentalisation et la mort.
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