On a longtemps considéré les végétaux, par opposition aux animaux, comme des organismes incapables de se mouvoir, et l'on parle encore d'« état végétatif » pour qualifier une forme d'immobilité. On estime également les végétaux dénués de sensibilité. Ces deux erreurs, jointes à l'ignorance de leurs propriétés étonnantes, n'empêchent pas le sentiment confus et profond de leur inextinguible puissance... De fait, les plantes ont colonisé presque tous les milieux terrestres. Et, lorsque la science-fiction dystopique représente un monde dans lequel ni l'humain ni l'animal n'ont pu survivre, ce sont toujours les plantes que l'on voit envahir les métropoles, et inexorablement absorber de leur étreinte verte nos édifices orgueilleux et dérisoires. Alors, à cette puissance, aux qualités méconnues des plantes, 40 artistes de l'image (photographie, vidéos, arts plastiques) de diverses époques et nationalités ont rendu un ensorcelant hommage dans l'exposition (jusqu'au 19 janvier, à la Maison Européenne de la Photographie) intitulée Science/Fiction - Une non-histoire des Plantes.
Initiée en 2020 durant le confinement, à ce moment privilégié où la vie animale et végétale reprit ses droits et territoires, cette exposition pléthorique et fascinante tient à la fois de la botanique, de l'esthétique, du politique et du fantastique. Elle ressemble à un grand livre en six chapitres spécialisés et spatialisés où, à travers photographies en noir et blanc, en couleurs, films, objets, installations et références livresques, le visiteur découvre ce que le règne végétal a suscité comme créations chez tous ces artistes. Si un nouveau concept artistique a besoin - comme de nombreuses plantes d'ailleurs - d'enfoncer ses racines pour croître et durer, et si, de ce fait, quelques propositions semblent ici un peu factices et ténues car pas assez approfondies, l'ensemble de l'exposition reste suffisamment nourri de connaissances et de visions nouvelles pour secouer les représentations figées et restreintes que nous nous faisons des plantes. Voire stimuler un enthousiasme écologique, aux limites du panthéïsme... On sait déjà que le style Art nouveau (Stile floreale en Italie) s'était largement inspiré des courbes et ondulations végétales, raffolant d'une ligne toute en grâce, où la puissance germinative des plantes puisse s'exprimer. Par ailleurs, la densité, la profusion du monde végétal ont également nourri l'imagination des peintres ou des photographes. On constate également ici qu'aux liens initiaux, prévisibles, utilitaires entre photographie et science botanique, s'est vite ajoutée une fascination dérivant vers l'exploration artistique. Comme si, pour celles et ceux qui pouvaient l'entrevoir, un sortilège émanait du monde végétal... Le court-métrage final d'Agnieszka Polska, fiction spéculative, mêlant fable et histoire du vivant, témoigne de cette relation intriquée, intime entre monde végétal et humain. Mais avant d'en arriver là, le visiteur devait traverser d'autres étranges plantations.
Les titres des six chapitres suggèrent la tentation d'exhaustivité qui anima les commissaires d'exposition, Clothilde Morette et Victoria Aresheva : L'agentivité des plantes, Symbiose et contamination, Au-delà du réel, Les plantes vous observent, Les plantes comme fiction politique, Fiction(s) spéculative(s). Et chaque chapitre peut lui-même être divisé, et déployé sur plusieurs salles. Prenons par exemple le chapitre 1 : la première salle montre, à travers des travaux de photographes (évidemment un légume d'Edward Weston (1886-1958) y figure...), en quoi les plantes sont porteuses de formes et de couleurs tout à fait étonnantes. Dans la seconde salle, les films en accéléré de Jean Comandon, Max Reichmann révèlent tous ces mouvements des plantes, souvent gracieux, qu'à l'oeil nu nous ne pouvons percevoir. Par l'intermédiaire d'ingénieux plasticiens (on trouve dans la sélection les premiers cyanotypes d'Anna Atkins (1799-1871), mais aussi les travaux mixés de Sam Falls, Stephen Gill...), les plantes peuvent aussi générer de curieuses images : c'est ce que la troisième salle vient nous montrer. L'un des charmes subreptices de l'exposition consiste en ce que la barre qui, dans son titre, sépare « Science » de « Fiction » n'arrête pas de tournoyer... Ainsi le photographe Karl Blossfeldt (1865-1932), à la fois botaniste et esthéticien, nous ravit. Et certains exposés scientifiques nous semblent de pures fictions, alors que tel herbier d'un sérieux botanique apparent (comme celui de Joan Fontcuberta) n'est qu'une composition disparate de l'artiste. Ce brouillage malicieux de la communication permet également d'éviter le piège d'un lourd didactisme. De la même façon, le passage de la science à la science-fiction (comme ces thèmes botaniques, d'ailleurs, ont inspiré de films et romans du genre !) n'est pas si clair, tant la réalité de notre temps porte de catastrophes virtuelles.
Les commissaires d'exposition ont refusé l'historicité sociologique, pourtant indéniable, de notre regard sur le monde végétal, lui préférant la poésie, le mystère que suscite la flore dans notre imagination. Ce faisant elles ont en quelque sorte « végétalisé » nos grilles d'analyse, ce qui n'est pas sans charmes. Ni appréhension d'ailleurs : dans la jungle touffue où sans limites le végétal se déploie, ne perdons-nous pas tous nos repères ?
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