Pour le philosophe esthéticien Adorno (1903-1969), en face de l'interrogation sur leur raison d'être, devant le « pourquoi cela », les oeuvres d'art se présentent muettes comme des énigmes... Pourtant leur cohérence formelle se pressent, et si le béotien s'agace vite et se détourne, l'amateur de son côté se livre le plus souvent au jeu ouvert des interprétations. L'artiste lui, vit, une expérience immanente de son oeuvre. Elle lui paraît évidente, même s'il peut s'en étonner parfois. Certains films par exemple nous confrontent, bien plus que d'autres, à cette dimension énigmatique, jusqu'au moment où l'on s'aperçoit de l'évidence de leurs révélations. Sauf que, sous l'amas des conventions, des lieux communs idéologiques, des fonctions divertissantes du cinéma, ces évidences ne sont plus de mise.
Que toutes celles et ceux pour qui le cinéma est action, intrigue, dialogues, voyages et rebondissements n'entrent surtout pas dans une salle obscure pour voir À la lueur de la chandelle, le film du cinéaste portugais André Gil Mata (né en 1978) ! Car pendant cent-douze minutes ils devront supporter de la pure contemplation, un scénario filiforme et labyrinthique, de vastes et profonds silences, le seul intérieur d'un appartement et un banal répétitif... Alors ils se demanderont, comme cette dame furieuse à la sortie : à quoi ça sert des films pareils ?! Tentons quand même de poser les briques habituelles, même pour cette architecture cinématographique spectrale... Voici déjà comment le réalisateur, passant sous les fourches caudines de la communication, résume son oeuvre : « Le film est un parcours non linéaire fait de segments de la vie de ma grand-mère. (...) L'action se déroule dans la maison où ma grand- mère a passé toute sa vie ». Nous nous trouvons au nord du Portugal dans une grande et vénérable demeure (sans aucun doute le personnage omniprésent de l'oeuvre) où vivent Alzira (Eva Ras), la maîtresse des lieux qui se dévoue à un mari austère, et Beatriz (Márcia Breia), la domestique consacrant sa vie au méticuleux entretien de cette demeure et à s'occuper des enfants d'Alzira. On peut comprendre (ou non, c'est secondaire) qu'Alzira, une fois mariée, a renoncé - piégée par les traditions de son temps et de son pays - à sa pratique du piano et à son goût pour la peinture. Dès lors on distingue dans le film Alzira jeune (Luísa Guerra) au moment de la demande en mariage, et Alzira veuve et au soir de sa vie (magnifiques gros plans sur leur visage). Le film serait donc construit sur trois temporalités : le présent (la cohabitation silencieuse de ces deux femmes, qui se supportent de moins en moins), le passé (il surgit, fantomatique, dans la continuité de longs travellings) et le futur (la fin de vie d'Alzira, sans Beatriz). Ces trois temporalités en fait se télescopent, comme cela se passe dans notre inconscient. Mais elles se fondent ici dans l'omnipotente Répétition, le seul éternel (« aeternalis » = qui est hors du temps) auquel nous ayons accès. Répétition du ménage, des rituels, de l'entretien, des gestes quotidiens dans cette maison-monde. Et cette routine nous met sans cesse en rapport avec les choses ; elle contribue à leur émergence, à leur pesanteur et leur persistance par-delà nos existences éphémères. Les choses restent aussi une modalité privilégiée de l'espace. Lequel se réduit ici à l'intérieur d'une maison (espace intime, intérieur) et, secondairement, très brièvement, à un jardin (marquant les saisons) et au clocher d'une église (référence symbolique). Cet espace, la caméra l'explore par ses travellings et ses longs plans variés, qui ne se contentent pas d'exprimer le vécu d'un enfant, mais tenteraient, à la façon de Bachelard, une poétique de ses modalités. On pense à ce très long travelling tournant autour de la table de salle à manger, lieu d'importance, puis débouchant sur une autre époque (jonction espace-temps). Comme le précise Mata, « l'espace vieillit, se rabougrit, se déploie, prend la forme des personnes et de leurs sentiments. Dans la manière de filmer, ces transformations sont perçues au travers de mouvements de caméra lents et de plans fixes ». Il y a enfin la lumière, sublimant le film... Généreuse lumière du sud, éblouissante devant les fenêtres, picturale par son mariage avec les douces teintes des murs (le titre du film renvoie à un tableau de Francisco de Holanda (1567-1584), peintre de la cour au Portugal). Lumière : invitation permanente au bonheur, et première, ineffable sensation d'être. Les images en pellicule 16 mm du chef opérateur Frederico Lobo, chargées de cette lumière inspiratrice, ne peuvent bien sûr appeler que le silence. Plus précisément l'absence presque totale de dialogues, de paroles. Car les sons, les bruits anodins et multiples, on n'arrête pas de les entendre distinctement. Expériences sensitives de l'enfant, particulièrement de l'enfant qui avait encore le loisir, la vacance, le privilège de s'ennuyer.
Alors voilà : temps, espace et lumière dans le ressenti de l'enfance... Et l'enfance, cet âge métaphysique, avant les habitudes et les connaissances de l'adulte. La lumière, l'espace et le temps retrouvés, exhumés. Dans l'expérience de l'artiste si évidents, clairs, mais devenus énigmatiques, obscurs pour tous les spectateurs qui de tout film attendent un message, ou une fiction divertissante, ou encore ce « réel » en tant qu'immédiatement reconnaissable.
Il semble qu'À la lueur de la chandelle s'est répandue une obscure clarté.
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