La disparition des grands récits sociaux sur nos écrans ou de la geste émancipatrice (qui garde tout son sens dans le cinéma iranien par exemple) contribue-t-elle aux replis scénariques sur le bon vieux théâtre familial et oedipien ?... On est enclin à le penser quand des films - et moult romans de cette rentrée vont dans le même sens - nous confrontent aux immanquables dits et non-dits familiaux, à ces classiques drames intimes et générateurs de névrose ; lesquels, comparés aux amples catastrophes présentes et à venir pour notre planète, en deviennent, parce que bien connus et restreints, aussi consolateurs, réconfortants que des illusions... Les films Valeur sentimentale de Joachim Trier (avec beaucoup de zèle) et Bonjour la langue de Paul Vecchiali (en son extrême dépouillement) illustrent, dans une thématique familiale habituelle, ce dilemme résumé par Nietzsche dans la célèbre formule « Aut libri aut liberi » : faire des (livres) oeuvres ou des enfants ? Et se consacrer aux unes n'implique-t-il pas de négliger les autres ?
Pour son sixième long-métrage, le cinéaste norvégien Joachim Trier a remporté le Grand Prix au Festival de Cannes... Qui appréciera la valeur - non sentimentale mais esthétique - du film en le rapportant à sa durée (2h14), à ses nombreux effets et à sa complexité à rallonges pourra être déçu. Également s'il vient l'idée un peu gênante de le comparer, sur un thème similaire, au film de Bergman, Sonate d'automne (1978). Mais ici les acteurs, excellents, la mise en scène et le découpage, soignés, le thème nostalgique de « la maison familiale », personnage muet et parabole, s'imposent et justifient sans doute le prix reçu. Résumé du scénario : Gustav Borg (Stellan Skarsgard), vieux cinéaste renommé, divorcé puis veuf, entretient une relation distante avec ses deux filles, Nora (admirable Renate Reinsve), l'aînée, et Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas), la cadette, et ambivalente avec Nora, comédienne à succès au théâtre et dans des séries télévisées. Gustav n'a pas créé depuis quinze ans, mais il a un projet de film qu'il souhaite tourner dans la vieille maison familiale, avec sa fille Nora dans le rôle principal. Elle refuse catégoriquement, même de lire le scénario. Elle en veut à son père de son absence, de son égocentrisme. Elle-même souffre de graves symptômes d'angoisse et de dépression qui, une fois maîtrisés, confèrent à son jeu une intensité précieuse, mais gâchent sa vie. Gustav se tourne alors vers Rachel Kemp (Elle Fanning), une charmante actrice hollywoodienne, admirative de son travail mais assez honnête pour se rendre compte peu à peu qu'elle n'a pas grand-chose à faire dans ce scénario à la fois autobiographique et cathartique, en fait écrit pour Nora comme un message d'amour, de remords et de subtile compréhension à l'égard de ce qu'elle a dû ressentir... L'efficace mise en abyme du cinéma dans le cinéma, le suicide en continuelle menace, les scènes dramatiques attendues, le soin apporté à la lumière et à la musique émouvront un large public... À moins que les références ibséniennes et surtout les échos bergmaniens qui se font ici beaucoup entendre n'incitent à préférer la profondeur de l'original aux séductions de la copie.
« Tu ne m'as pas aimé(e), compris(e), tu as préféré... - Mais non, c'est toi en fait que j'ai aimé(e), je te l'avoue... etc. » : ce blues familial dérape le plus souvent en rengaines que, sous peine d'être assommant, le cinéma doit sublimer (Bergman), enrichir (Trier), ou alors réduire à l'extrême, jusqu'au pur exercice de style. Et c'est le choix de Paul Vecchiali dans Bonjour la langue, son dernier opus, achevé quelques jours avant sa mort à l'âge de 92 ans. Cet impromptu, dédié à Jean-Luc Godard - malicieuse allusion à l'Adieu au langage (2014) de ce dernier ? - se réduit à un dialogue serré, ou un duel, d'une heure vingt minutes, pratiquement en temps réel, entre un fils (Pascal Cervo, d'un naturel bluffant) et son vieux père (Paul Vecchiali lui-même, pleurnichard et matois). Le fils est passé le voir à Draguignan, dans la maison familiale (encore...) et après six ans de séparation. Alors voici nos thèmes familiaux habituels mais distillés, décantés : le manque d'amour, l'incompréhension mutuelle, la négligence du père surinvesti dans son travail, ses légèretés coupables, puis les bons souvenirs quand même... Dits, non-dits, aveux bien tardifs et l'esquisse d'un mélodrame (une histoire d'adoption). Mais toute cette matière ne s'impose pas. Aucun effet spécial, aucune prouesse technique, aucun soulignement musical pour la soutenir ou l'embellir. Rien, juste un simple jeu de champ-contrechamp, avant que les deux protagonistes soient dans le même cadre. Et seulement trois actes : dans la cour, au restaurant en terrasse et dans le jardin. Des paroles, du silence, la nature autour et ses bruits captés. Un film désencombré, minimaliste, qui nous regarde plus que nous le regardons. Comme pour les derniers dessins de Picasso, beaucoup d'expérience et de génie ne sont-ils pas nécessaires pour parvenir à cette épure ? La première image ici est un flou sur le visage de Vecchiali qui devient progressivement net, alors qu'on aurait pu attendre, au regard de sa grande vieillesse et de son effacement proche, que ce flou s'impose à la fin. Mais, dans ce film original, concis et lumineux, les conventions formelles attendues ainsi que le voyeurisme douteux sur le linge familial renfermé se voient mis en déroute... C'est que, décidément impardonnable, Paul Vecchiali a bien préféré à la petite famille le grand cinéma !
|