Il risveglio. Le réveil, après le grand sommeil. La joie du réveil enfin, après la torpeur et la réclusion de la pandémie ou l'actuel rabougrissement idéologique. C'est à ce réveil spirituel que dans son spectacle, Il risveglio, l'italien Pippo Delbono appelle ardemment et à sa manière unique (c'était jusqu'au 6 octobre au Théâtre du Rond-Point). Pippo Delbono est un magicien de la scène. L'un des derniers sans doute. C'est-à-dire qu'avec presque rien il fait surgir des tas de choses. Entendons-nous bien : ces choses sont invisibles mais substantielles. Des émotions, des sentiments presque à l'état brut... Une condition est nécessaire sans doute pour parvenir à cet art magique de la scène : se retrouver comme Pippo au carrefour de la poésie, du cinéma, de la musique, de la danse, du théâtre, et se nourrir des mythes centraux d'une société autant que du balbutiement de ses marges. Une parole à la fois révolutionnaire et christique en sous-texte de ses poésies ? Probablement. Avec la symbolique des mouvements chorégraphiés impulsés à sa troupe, un choix de vidéos musicales percutantes, des accents d'une rare sincérité, une adresse complice, directe au public, Pippo Delbono conquiert la salle. Standing ovation. « La vie, c'est mourir et renaître/Renaître et mourir/(...) Le temps de la souffrance est derrière nous. Il est temps de renaître », nous dit-il. On a envie de le croire. Et la joie qu'il a su déposer en nous incite vivement à le croire...
Dans L'Avare de Molière que mettait joyeusement en scène Clément Poirée (c'était jusqu'au 20 octobre au Théâtre de la Tempête), le comique éclatait en une gerbe festive... Étymologie du mot « comique » : du grec « komikos », dérivé de « komos » qui désignait une fête dorienne avec chants et danses. Et la fête, comme disait l'anthropologue (Levi-Strauss), manifeste un « désir de désordre, ou plutôt de contre-ordre »... Soit. L'ordre imposé par le sieur Harpagon est la pénurie, la rétention, l'accaparement. Eh bien les spectateurs joueront, eux, la carte du don, de l'offrande et de la générosité ! Ils viendront avec des objets en tous genres, des jouets et accessoires aux costumes et maquillages, qu'avec bonne humeur ils donnent aux comédiens démunis. Sur le plateau, des étagères métalliques amovibles (par ailleurs éléments de décor) sur lesquels ce bric-à-brac trouvera ses places pour ensuite, chaque soir différemment, se dispatcher en un réjouissant happening : « Quel espace de jeu ! Il y a autant de promesses de lazzis et de mises en abîme dans le « pas-assez » ou le rien que dans le « trop-plein » », dit Clément Poirée. Alors se mettent en branle de curieux ateliers où l'on coud, fabrique, assemble ce qui va servir, dans l'immédiat, à la mise en scène festoyant dans la joie de sa prodigalité... Mais voilà que surgit, pâle, classique, sévère et sinistre le grand acteur John Arnold - lui en costume d'époque - dans le rôle d'Harpagon. Il joue le texte éloquemment, avec le pathétique qui sied à toute grande passion. Saisissant contraste entre le jeu, la fête, préparés par tous les spectateurs, animés par la troupe, et ce terrible personnage dans la lignée des rapaces du théâtre élisabéthain, que son obsession de thésauriser condamne au délire, à l'hallucination... La réussite de la mise en scène tient dans ce contraste. Entre la vie, la fête, la dépense, le comique, et la dimension mortifère de cette claustration volontaire dans l'exigu tombeau d'une cassette d'écus. La ladrerie et l'usure sordide en ressortent avec une telle intensité qu'on veut en guérir. À travers ses rires le spectateur songe qu'il est indécent de perdre ainsi sa vie à la conserver, par son bout le plus mesquin de surcroît. Et ainsi, à travers ce dispositif scénique original et l'interprétation de John Arnold, se réalise une fonction intemporelle de la comédie : Castigat ridendo mores.
Une joie assassine se dégage du court et percutant spectacle Panique dans le seizième (jusqu'au 23 novembre 2024 au Théâtre Essaïon), adapté par David Ruellan de l'enquête sociologique de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Pour celles et ceux qui l'ignorent, ce couple de sociologues s'est spécialisé dans l'étude de la grande bourgeoisie, de la haute société, bref des « riches ». A priori, rien de spécialement drôle dans ce champ d'études... Mais voilà qu'un simple fait urbanistique va dévoiler une dimension outrancière de cette grande bourgeoisie, dont le charme discret pour le coup s'est volatilisé... La Mairie de Paris annonce qu'un centre d'hébergement d'urgence va être créé dans le 16ème arrondissement, à l'orée du Bois de Boulogne. Une prudente réunion d'information des représentants de la mairie se tient, avec toutes les justifications possibles. Et c'est alors, devant cet intolérable projet intrusif, le chahut immédiat, la protestation horrifiée, les cris d'orfraie poussés par les richissimes riverains et leur député-maire... La drôlerie du spectacle jaillit de l'excès même de cette répulsion de classe, que deux comédiens (Anne Veyry ou Béatrice Vincent et David Ruellan), jouant tous les rôles, mettent en scène avec force mimiques et postures. Par son égoïsme forcené, son absence totale de la moindre solidarité, ce monde des ultra-riches va se donner ridiculement en spectacle devant nos deux témoins directs, sociologues spécialisés, et en même temps fournir la substance jubilatoire d'un spectacle fertile en rebondissements.
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